Si la majorité du public a vu dans cette collaboration une belle démonstration d’unité culturelle entre les deux pays, des internautes, influenceurs et jusqu’à des faiseurs d’opinion algériens ont perçu la mise en scène comme une forme d’humiliation. L’image du chanteur marocain, confortablement installé sur des chaises empilées, pendant que l’Algérien danse devant lui, a été interprétée comme une métaphore hiérarchique. Il n’en fallait pas plus pour déclencher une polémique qui ne cesse d’enfler alors que la vidéo bat tous les records YouTube (près de 5 millions de vues six jours après sa diffusion).
Pourtant, ce malentendu repose sur une méconnaissance du style visuel de Draganov. Les chaises sur lesquelles le hitmaker marocain est assis, loin d’être un signe de supériorité, sont en réalité une signature artistique du rappeur. «On la retrouve déjà dans plusieurs de ses clips, comme dans Tiki Taka. C’est un élément de mise en scène, pas une volonté de rabaisser quelqu’un», explique Farouk Life, youtubeur marocain et critique Rap, dans une vidéo dédiée.
Mohammed Khassani est un humoriste et comédien reconnu en Algérie. Habitué à intégrer la danse dans ses performances, il est souvent perçu comme un artiste à l’énergie débordante. Le voir danser dans ce clip n’a donc rien de surprenant ni d’humiliant, mais correspond au rôle qu’il occupe depuis toujours dans ses créations artistiques.
Mauvaise foi
Le titre de la chanson a également alimenté les incompréhensions. Comme l’explique Farouk Life, le mot fait référence à un personnage typique que l’on appelle «maryoul». Ce terme désigne un type de jeune reconnaissable immédiatement à son style vestimentaire. Il porte presque toujours un survêtement de sport, souvent assorti à des chaussures très marquées dans l’imaginaire collectif, comme les fameuses Nike TN, symbole d’une esthétique urbaine populaire. Ce style n’est pas seulement un choix vestimentaire: il incarne une attitude, une appartenance et une manière de s’affirmer. D’ailleurs, ce lien avec les Nike TN ne se limite pas à l’habillement. Le titre de la chanson, «Tach», a été graphiquement travaillé de manière à reprendre le logo de ces baskets, comme pour souligner l’ancrage de cette figure dans la culture de rue. Ainsi, le mot «tach» n’évoque pas une caricature sociale, il cristallise tout un univers: une identité visuelle, un langage corporel et un code vestimentaire qui le rendent immédiatement identifiable.
Contrairement à ce que certains auraient pu penser, le texte n’a rien d’offensant. Draganov, bien qu’étant rappeur, a choisi ici de chanter dans un registre qui s’inspire clairement du raï. Les thèmes abordés s’inscrivent dans la continuité de cette tradition musicale: la lassitude face aux conflits du quotidien, le besoin d’évasion à travers la fête et parfois l’alcool, mais aussi la figure de la mère, considérée comme un refuge émotionnel.
Lorsqu’il dit «lever le drapeau blanc», Draganov exprime sa volonté de mettre fin aux batailles inutiles et de se détacher des tensions. Lorsqu’il évoque l’alcool ou la fatigue, ce n’est pas pour glorifier un mode de vie, mais pour traduire une lassitude partagée face aux difficultés. Enfin, lorsqu’il répète que, malgré les épreuves, il reste fidèle à ses proches, il reprend l’un des grands thèmes du raï: la loyauté et l’amitié comme valeurs centrales. En ce sens, la chanson n’est très sûrement pas un message politique, mais une confession personnelle teintée de mélancolie, dans la lignée des grands classiques du genre.
«Khassani regrettera un jour»
Les réactions des internautes montrent bien la double lecture qui s’est installée. Beaucoup d’Algériens ont exprimé leur joie de voir un artiste de leur pays collaborer avec un Marocain. «Je suis Algérien et fier de l’être. Je n’ai jamais vu un peuple aussi accueillant que les Marocains. Les meilleures vacances de ma vie, un pays magnifique et un peuple extraordinaire», écrit un vacancier à Agadir. Un autre ajoute: «C’est comme si l’artiste voulait confirmer que Marocains et Algériens sont un seul et même peuple». Pour d’autres, Mohammed Khassani est avant tout un artiste talentueux, respecté des deux côtés de la frontière: «Il n’a jamais eu de problème avec les Marocains, au contraire. Bravo pour ce projet artistique.»
Mais dans le même temps, certains commentaires plus virulents témoignent du malaise ressenti par une partie du public algérien. «Quel est la signification de cette scène montrant un chanteur marocain sur une chaise tandis que Khassani danse devant lui?», interroge un internaute. Une autre réagit: «Même si c’est une œuvre artistique, pour la majorité des Algériens, c’est une insulte et une énorme erreur. Khassani regrettera un jour ce choix». D’autres vont plus loin, parlant d’«exploitation» ou même de «provocation» envers l’Algérie.
Au fond, la polémique autour de Tach révèle moins un réel affront qu’une sensibilité exacerbée. Cette mise en scène artistique pensée pour symboliser un style visuel et une énergie commune a été perçue par certains comme un message politique.
Les explications de Draganov
Or, comme le souligne Farouk Life, l’intention de Draganov était inverse: «Draganov est originaire d’Oujda, une ville frontalière où les cultures marocaine et algérienne se mélangent depuis toujours».
Draganov, lui, a rapidement réagi sur Instagram pour calmer les esprits et désamorcer la crise. Dans ses stories, il a tenu à rappeler le lien profond qui unit les peuples des deux pays du Maghreb à travers la musique, en écrivant: «Les mêmes chansons ont bercé l’enfance des deux peuples. Il ne s’agit pas de séparer, mais de rappeler que nous sommes jumeaux».
La controverse montre comment une direction artistique peut être mal comprise lorsqu’elle est sortie de son contexte. La chanson, dont les paroles sont imprégnées d’humanité, n’appelle pas à la division mais à la reconnaissance d’une culture commune et d’un vécu partagé. Le reste est une question d’interprétations.








