En novembre 1604, «Othello» fut représenté pour la première fois devant le roi Jacques Ier au palais de Whitehall. La pièce a depuis été lue comme une méditation sur la jalousie, la race et la fragilité de la confiance; mais ses origines ne peuvent être pleinement comprises sans la replacer dans le terrain fertile — et conflictuel — des rencontres élisabéthaines et jacobéennes avec le monde islamique.
La source principale du canevas dramatique de Shakespeare, la nouvelle de Giraldi Cinthio, «Un Capitano Moro» (1565), lui fournit l’ossature de la tragédie: le noble Maure au service de Venise, le mariage illicite avec la fille d’un sénateur, l’influence corrosive d’un enseigne duplice, et la destruction ultime du général et de son épouse (Bullough 1975). Pourtant, dans le passage de la prose de Cinthio au vers blanc d’Othello, quelque chose de significatif advient. Le Maure ne reste pas un simple type littéraire, mais devient une figure portant les marques d’un contact interculturel vécu entre l’Angleterre et les puissances musulmanes d’Afrique du Nord (Vitkus 1999).
Historiographie et rencontres interculturelles
Des historiens des relations anglo-marocaines comme Nabil Matar et Jerry Brotton ont minutieusement documenté la chaleur des liens diplomatiques et commerciaux entre l’Angleterre protestante et le Maroc saadien à la fin du XVIème siècle (Matar 2005; Brotton 2016). Unis par l’hostilité envers l’Espagne catholique, la reine Élisabeth Ière et le sultan Ahmad al-Mansur échangent lettres, envoyés et concessions commerciales. Le sucre, le salpêtre et l’or montent vers le nord. Les draps, les armes et le savoir-faire naval descendent vers le sud.
C’est dans ce contexte géopolitique que l’ambassadeur marocain Abdel Wahid Ben Massoud Ben Mohammed Al-Annuri arrive à Londres en août 1600, à la tête d’une délégation d’une quinzaine d’hommes. Sa mission est explicite: négocier une alliance militaire susceptible de déboucher sur une attaque coordonnée des territoires espagnols (Brotton 2016, p. 214-218). Les récits contemporains et les témoignages visuels — le portrait de l’ambassadeur a été conservé — décrivent un homme grand, digne, vêtu d’habits somptueux, rompu aux arts de la rhétorique et de la diplomatie. Les Londoniens, habitués à voir les «Maures» relégués aux marges des spectacles royaux ou aux récits de marins, se trouvent soudain face à une incarnation vivante de la souveraineté musulmane, de la puissance militaire et de la sophistication politique (Matar 2005, p. 112-115).
De la diplomatie au théâtre
Les archives placent Abdel Wahid à Londres jusqu’au début de 1601. Sa présence coïncide avec l’apogée de la vitalité théâtrale dans la capitale, lorsque la troupe du Lord Chambellan (celle de Shakespeare) joue pour la cour comme pour le public (Honigmann 1997). Dès 1603, Jacques Ier monté sur le trône, Shakespeare commence à adapter «Un Capitano Moro» pour en faire l’«Othello» que nous connaissons.

Ici, historiographie et études culturelles se rejoignent. L’ambassade d’Abdel Wahid n’est pas une curiosité isolée. Elle s’inscrit dans un engagement plus large de l’Angleterre avec le monde musulman, engagement qui bouscule l’opposition binaire entre chrétienté et islam (Vitkus 1999). Le Maroc, à la différence de l’Empire ottoman, est un partenaire plutôt qu’un adversaire, et dans certains contextes, un égal. La présence d’Abdel Wahid à Londres montre que les Maures peuvent être envoyés, négociateurs, voire alliés, des figures de légitimité politique, et non de simples «Autres» exotiques (Brotton 2016, p. 223-225).
J’avancerais que Shakespeare a repris à Cinthio l’ossature tragique, mais l’a incarnée à travers le souvenir vivant d’Abdel Wahid: un noble Maure de haut rang, évoluant dans une cité européenne, dont la loyauté et l’identité peuvent néanmoins être soumises au soupçon, aux préjugés et à la trahison.
Un orientalisme avant l’orientalisme
Edward Said, dans «Orientalism», a retracé la codification au XIXème siècle de «l’Orient» comme objet de savoir et de domination européens (Said 1978). Or, au début du XVIIème siècle, les discours anglais sur le monde islamique sont plus instables, plus transactionnels. L’ambassadeur marocain n’est pas encore un sujet à classifier et à gouverner. Il est le représentant d’un souverain, courtisé et respecté (Matar 2005; Brotton 2016).
Dans Othello, on perçoit une tension entre deux élans de représentation: le guerrier idéalisé dont l’étrangeté attire (l’attirance de Desdémone pour les «récits d’aventures» d’Othello) et l’étranger racialisé dont la différence peut être utilisée contre lui (les insinuations d’Iago: «the Moor», «old black ram») (Neill 2006). La pièce participe ainsi d’un discours proto-orientaliste oscillant entre fascination et peur, alliance et mise à l’écart (Vitkus 1999).
Othello n’est ni un sultan ottoman ni un «Turc» caricatural de théâtre. C’est un Maure christianisé au service de Venise. Pourtant, les mécanismes qui le détruisent (soupçons d’une différence inassimilable, mobilisation facile d’injures raciales, fragilité de la confiance) reflètent les inquiétudes susceptibles de miner les alliances interculturelles les plus prometteuses.
Mémoire culturelle et imaginaire élisabéthain
La visite d’Abdel Wahid à Londres suscite plus qu’un simple intérêt politique. Elle élargit l’imaginaire anglais. Écrivains, artistes et dramaturges disposent désormais d’un modèle vivant d’ambassadeur maure capable de circuler entre les cours islamiques et européennes, incarnant à la fois l’altérité et la parité (Brotton 2016, p. 227-230). Pour le public du théâtre, la combinaison, chez Othello, de prouesses martiales, d’éloquence et de vulnérabilité face aux soupçons raciaux devait faire écho à ce qu’ils avaient vu, entendu ou imaginé des envoyés marocains.
De plus, Shakespeare situe la tragédie d’Othello non pas au Maroc mais à Venise et à Chypre, zones frontières où la chrétienté côtoie l’islam. Ce déplacement permet d’explorer les questions de loyauté, de service et de confiance sans mettre en scène directement l’alliance anglaise avec un État musulman, tout en en exploitant la charge émotionnelle (Vitkus 1999).
Spéculation historiographique et genèse littéraire
Aucune preuve documentaire ne montre que Shakespeare ait rencontré Abdel Wahid, mais la coïncidence temporelle est parlante: proximité entre l’ambassade (1600-1601) et la rédaction d’Othello (1603-1604), convergence des cercles diplomatiques et théâtraux à Londres, forte impression culturelle laissée par la délégation marocaine. Tout cela suggère que la visite de l’ambassadeur a fait partie du ferment créatif dont la pièce est issue (Brotton 2016; Matar 2005).
Les études culturelles ajoutent ici une nuance: Othello n’est pas le portrait direct d’Abdel Wahid, mais un palimpseste où se superposent tradition littéraire (Cinthio), réalité politique (diplomatie anglo-marocaine) et fascination populaire pour la figure du Maure (Neill 2006).
Au-delà de l’exotisme
Lire Othello à travers le prisme de l’ambassade d’Abdel Wahid Ben Massoud, c’est refuser les visions réductrices du Maure comme simple «autre» exotique. C’est se souvenir que, durant un bref moment historique, l’Angleterre et le Maroc se sont tenus comme partenaires dans une compétition mondiale pour le pouvoir, leurs représentants se rencontrant en égaux dans les salles et palais londoniens (Brotton 2016; Matar 2005).
Ainsi, Othello devient plus qu’une tragédie de la jalousie personnelle. Il devient une méditation sur les possibilités et les périls de l’alliance interculturelle, un rappel que l’admiration peut se muer en suspicion, et que les qualités mêmes qui recommandent l’étranger au service peuvent aussi le rendre vulnérable à la trahison.
Le Maure qui arpenta Whitehall en 1600 était un homme réel, ambassadeur d’un État souverain. Le Maure qui foula la scène en 1604 était son frère dramatique, pris dans la même contradiction: être à la fois indispensable et perpétuellement suspect aux yeux de ceux qu’il servait.
Références
• Brotton, Jerry. This Orient Isle: Elizabethan England and the Islamic World. Londres: Penguin, 2016.
• Bullough, Geoffrey, éd. Narrative and Dramatic Sources of Shakespeare, vol. 7. Londres: Routledge, 1975.
• Honigmann, E.A.J. Othello. Arden Shakespeare, 1997.
• Matar, Nabil. Turks, Moors, and Englishmen in the Age of Discovery. New York: Columbia University Press, 2005.
• Neill, Michael. Othello. Oxford: Oxford University Press, 2006.
• Said, Edward W. Orientalism. New York: Pantheon, 1978.
•Vitkus, Daniel J. «Turning Turk in Othello: The Conversion and Damnation of the Moor». Shakespeare Quarterly 48, no 2 (1999): 145









