Tribune. Je vous parle d’une juste mer du milieu

Mustapha Kebir Ammi.

TribuneEcrivain, romancier et essayiste d’une rare sensibilité et à l’œuvre aussi dense que percutante, Mustapha Kebir Ammi nous offre dans cette tribune, trahissant une véritable poésie lyrique, la quintessence de ce qui anime quasiment tous ses écrits: la souffrance de l’exclusion, les identités mais aussi la trame d’un humanisme à toute épreuve pour une humanité sans entraves. Homme aux multiples appartenances culturelles, il nous raconte «sa» Méditerranée, celle où tous les hommes étaient égaux, «issus de la même blessure et de la même espérance». Mais aussi celle où «des enfants venus de toutes les blessures ont été arrêtés dans leur irréfragable élan». Et enfin, espérons, d’«une mer qui a hâte de renaître pour se réinventer».

Le 15/07/2023 à 10h05

Je voyais la Méditerranée comme l’indivisible humanité, celle qui réside au plus profond de nous, et qui ne change pas de visage au gré de nos humeurs.

Je vous parle d’une Méditerranée comme désir de notre dépassement.

L’horizon inlassable où le soleil, quand il cesse de faire le tour du monde, aime à se mettre debout.

Un vieil homme avec l’éternelle force d’un aigle.

Je vous parle d’une Méditerranée qui ne se doutait pas encore qu’elle deviendrait un sanctuaire de brutalités.

Je vous parle d’une Méditerranée qui a accueilli des errants, des ombres qui pouvaient et peuvent parler en tous lieux en notre nom, de pauvres diables qui n’avaient rien pour faire valoir leur droit d’être des hommes et des femmes comme vous et moi.

Je vous parle d’un temple qui a accueilli celui qui souffrait et celle qui n’avait pas de toit.

Celui qu’on a persécuté pour ses croyances.

Celui qu’on a mutilé et couvert d’infamie et d’injures.

Celui qui n’avait plus rien et qui croyait à la force de l’art.

Et qui continuait de croire que la beauté sauverait notre âme.

Celui qui écrivait quand tout lui semblait perdu.

Je vous parle d’une juste mer du milieu.

Tous les hommes, pour elle, étaient égaux.

Issus de la même blessure et de la même espérance.

Je vous parle de cette Méditerranée. Car vous seul savez qui je suis. Et moi seul reconnais votre visage sous mes doigts endoloris quand ils tâtonnent dans l’obscurité de notre renoncement.

Nous venons, ne l’oubliez pas, de la même source située en amont de notre être.

Du même désir d’habiter le monde sans entraves.

Je vous parle d’un miroir interrompu qui n’avait nul besoin d’abuser d’un absurde pouvoir pour demander à quiconque de prouver qui il est pour trouver sa place parmi nous.

Mais la raison n’est plus la raison quand elle traverse un instant de frayeur.

Elle perd la raison et rafistole, comme elle peut, des trésors d’explications irrationnelles pour justifier l’inacceptable, quand elle est à court d’arguments.

Elle titube dans son vaste empire, en plein jour, aux pieds de clôtures qui se croient inexpugnables.

Je vous parle d’une Méditerranée qui a vu le pire se commettre sous ses yeux et qui a continué de nourrir dans sa chair l’implacable élan d’être une mer partagée pour tous les siens.

Pour vous et moi.

Pour nous tous qui célébrons le triomphe de nos différences.

Je vous parle d’une Méditerranée qui répétait inlassablement que la vie de tout être est sacrée.

Car on ne peut être soi sans les autres, ce seuil irrévocable.

Il y avait des temples invisibles et des sanctuaires où prier avait un sens.

À quel moment avons-nous fait de la violence une religion exquise et sans pareille que nous enseignons à ceux qui se bousculent dans notre sang?

J’ai tissé des arcs-en-ciel sur cette Méditerranée.

Sur un balcon surplombant une promesse d’éternité, j’ai commis le crime, et je ne le regrette pas, de rêver que j’étais vous et que vous étiez moi.

Le ciel était clair et l’air chargé de tous les possibles. Rien ne me semblait démesuré.

Puis tout, à commencer par l’horizon, notre seul bien, s’est défait, pour devenir un cimetière et hanter les jours qui nous restent à vivre.

Cette Méditerranée se remémore chaque soir, à l’heure où la lumière tombe, que des enfants venus de toutes les blessures ont été arrêtés dans leur irréfragable élan.

D’Oran et de Tanger, mais de Carthage aussi, et de plus loin encore, de lieux improbables, se lancent des barques et des radeaux désespérés dans le branle-bas des flots.

Ils se jettent dans la nuit.

Et de quoi rêvent-ils?

D’une humanité nichée, protégée de tout, au plus profond de nous-mêmes?

Les doigts d’un homme essaient de réinventer une mer, en la dessinant dans nos ténèbres et nos déchirements.

Mes mains vieillies la remplissent d’une eau fraternelle qui se souvient de tout. Et d’une mémoire qui n’oublie rien, pas même à l’approche du soir.

Je vous parle d’une Méditerranée qui ne se reconnaît pas dans l’image déloyale que tant de récits lui renvoient.

Je vous parle d’une mer attendrie, mais rageuse et violente parfois.

Je vous parle d’une mer qui a hâte de renaître pour se réinventer.

Elle est assise comme une vieille femme sur un rocher dans une crique abandonnée.

Des archipels d’émotions et d’espérances tracent une longue route devant elle.

Elle voit ce que l’on ne peut voir et le dessine sur le sable à l’approche du monde, cette inéluctable lumière à venir.

Elle n’a qu’une envie: étreindre de nouveau tous ceux qui viennent à elle et qui sont, d’où qu’ils soient, les siens.

Tout cela est dans notre souffle et notre sang, lui glisse une voix pour la revigorer.

Mais n’est-il pas trop tard, se demande-t-elle parfois, et ce rêve n’est-il pas trop grand pour moi?

Et est-ce vraiment moi, cette sentinelle qui veille sur un chemin de garde, aux pieds de murailles interdites?

C’est de cette Méditerranée, inquiète, que je vous parle.

Par Kebir Mustapha Ammi
Le 15/07/2023 à 10h05