Immigrés, exilés, étrangers, réfugiés… Des mots qui résonnent chez certains aujourd’hui comme le faisait le terme barbarus hier, avec toute sa connotation péjorative, pour désigner ces peuplades issues du Barbaricum, terres extérieures aux frontières de l’empire, patrie de sauvages hostiles à la civilisation, antithèses de l’humanitas.
Ni Grecs ni Romains, ils étaient Slaves, Celtes, Germains, Scythes, Lombards, Burgondes ou «Berbères», qui en ont hérité pour leur part le dénominatif jusqu’à nos jours (vidé de sa charge sémique mais abhorré, on comprend dès lors pourquoi!).
Tout «barbares» qu’ils étaient, certains l’étaient plus que d’autres selon les aléas de l’histoire au point de laisser leur nom à des Etats, tels les Francs conquérants de la Gaule après la chute de l’Empire romain sous l’égide de Clovis, continuateur de la Romanitas, alors que d’autres sont restés marqués du sceau de l’étrangeté, induisant une non-appartenance à la citoyenneté, voire la présence d’un danger à écarter.
Le concept de romanisation n’est pourtant pas étranger aux «Berbères» qui ont suivi le même processus que les Gaulois, les Ibères, les Sardes, les Maltais, les Siciliens...
Que ce soit dans les domaines de la politique, de l’armée, de la théologie, de la philosophie, du droit ou de la littérature, plusieurs personnalités éminentes ont marqué la scène.
Combien de personnes savent que les Berbères ont donné trois papes à la chrétienté?
Le premier est Victor 1er, né dans l’actuelle Tunisie, quatorzième évêque de Rome et premier auteur ecclésiastique de langue latine, appartenant par son épiscopat à Rome mais par son origine, nous dit l’historien Paul Monceaux, «en tête des Fastes littéraires de l’Église d’Afrique».
Le deuxième pape est Saint-Miltiade, donné pour africain dans le «Liber Pontificalis», de même que Saint-Gélase 1er, nord-africain d’origine, auteur de plusieurs écrits marqués par le combat contre l’arianisme, contre le pélagianisme et le manichéisme, ainsi que par la défense du Saint-Siège contre les prétentions byzantines.
La production liturgique et philosophique est aussi l’œuvre de personnalités de renom, nées dans ces terres africaines, d’une origine berbère et dont les œuvres en latin sont largement antérieures à celles de leurs homologues de l’autre rive de la Méditerranée fidèles au grec.
C’est le cas de Tertullien, père de la patrologie et de l’apologétique, considéré comme le précurseur de l’ecclésiologie en langue latine; de l’évêque de Carthage, Saint Cyprien, père de l’Église et saint chrétien mort en martyr, auteur de plusieurs ouvrages; ou de l’évêque d’Hippone, Saint Augustin dont l’influence sur la définition des dogmes est fondamentale de même que son inspiration des doctrines métaphysiques de Descartes, de Malebranche ou de Leibniz.
Le latin, on l’aura compris, était la langue religieuse du christianisme africain dont le foyer fut, par ironie du destin, Carthage, alors que l’église romaine était attachée au grec qui resta sa langue officielle et liturgique jusqu’au IIIe siècle.
Le latin fut donc la langue des calendriers, des pièces d’archives, des récits des martyrs, des biographies des saints, un genre qui a «vu le jour en Afrique», affirme l’archevêque Henri Tessier...
Il fut aussi la langue de la philosophie ou de la littérature, avec entre autres illustres représentants: le philosophe et brillant esprit universel, Apulée de Madaure (M’daourouch en Algérie), auteur de plusieurs ouvrages dont «Les Métamorphoses» (ou «L’Âne d’or» ), considéré comme le premier grand roman de langue latine; le philosophe et philologue Macrobe, né à Sicca, auteur des «Saturnales» et du «Commentaire au Songe de Scipion»; ou, encore, le poète et astrologue Marcus Manilius, auteur d’un traité en vers sur l’astrologie appelé «Astronomiques».
Bien d’autres noms marquent le paysage culturel qui soutient leur latinité en les dépouillant bien souvent de leur africanité.
Tel est le cas du rhéteur et historien Lucius Florus, auteur d’un Abrégé d’Histoire romaine; du sénateur et consul Fronton de Cirta, précepteur de deux princes et futurs empereurs, Antonin et Marc-Aurèle, chargé de leur enseigner l’éloquence latine ou de l’écrivain Arnobe, enseignant de rhétorique à Sicca, sa patrie (actuelle El-Kef en Tunisie)!
Sur le plan politique cette fois, nous ne comptons pas les gouverneurs donnés par ces terres nord-africaines au vaste empire.
Le gouverneur d’Aquitaine Salvius Julianus, également jurisconsulte, rédacteur sous l’empereur Hadrien d’une célèbre compilation juridique appelée «Édit perpétuel», est né à Hadrumète (actuelle Sousse).
Le gouverneur de la province romaine de Germanie inférieure, puis de Grande-Bretagne et préfet de Rome, est le sénateur Quintus Lollius Urbicus, né à Tiddis (dans la région de Constantine).
Le premier gouverneur de la province de Mésopotamie, puis préfet d’Egypte, est Claudius Subatianus Aquila, originaire de Cuicil (actuelle Djémila), par ailleurs ville de naissance du général Gaius Valerius Pudens, commandant de la Pannonie, puis gouverneur de Germanie inférieure et de Grande-Bretagne; tout comme elle est la ville de naissance de Lucius Alfenus Senecio, procurateur d’Auguste dans la province de Belgique, puis en Maurétanie Césarienne, également consul de Syrie, puis gouverneur de toute la Grande-Bretagne romaine...
L’armée, c’est bien connu, joue parfaitement son rôle d’intégration et de romanisation en étendant les avantages à la famille.
Un grand général comme Lusius Quietus est un Maure de naissance, né en Maurétanie.
Il a grimpé les échelons dans l’armée comme chevalier, avant d’entamer une ascension fulgurante, se distinguant dans les guerres daciques à la tête de la cavalerie maure pour devenir l’un des plus grands généraux de l’empereur Trajan, promu préteur et sénateur, l’accompagnant comme membre de l’état-major sur les champs de bataille en Orient où il enregistra de nombreuses victoires dans les guerres parthiques, ce qui lui vaudra comme récompense le titre de gouverneur de Judée.
Il vient nous rappeler le rôle de l’armée d’Afrique, présente dans toutes les batailles de conquête romaine, en Europe centrale, en Arménie, en Mésopotamie mais aussi en Hispanie, en Gaule, dans le Rhin ou le Danube.
C’est la puissance de l’armée qui a permis de porter au pouvoir impérial le Libyen Septième Sévère, juriste de formation et habile administrateur.
Né à Leptis Magna, certains hésitent à le classer parmi les indigènes maures et libyens, et donc berbères, préférant le doute quant à l’appartenance aux immigrés européens.
Il est en tous les cas Africain selon les sources antiques, «suffisamment instruit dans les lettres latines, érudit dans l’art oratoire des Grecs et le plus dans l’éloquence punique quoique originaire de Leptis».
Son fils n’est autre que l’empereur romain Caracalla, né en 188 à Lugdunum (Lyon), rendu illustre pour cet édit portant son nom accordant la citoyenneté romaine à tous les hommes libres de l’Empire et dans lequel certains ont voulu voir la raison de la chute de Rome.
Ce qui fait écrire sarcastiquement à l’historien français, Henri Irénée Marrou: «Si l’empire romain est tombé en décadence, la faute en est à Caracalla; ce dégénéré, fils d’un Berbère et d’une Syrienne …»