Tahar Ben Jelloun. «La Punition», un percutant face-à-face avec l'Histoire

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Avec «La Punition», Tahar Ben Jelloun signe un roman unique, d’une prenante intensité. Un roman où il s’est dépouillé de la peau du conteur, le temps d’un face-à-face avec une indicible fracture, garrottée pendant cinquante ans.

Le 23/02/2018 à 12h29

«Le 16 juillet 1966 est un de ces matins que ma mère a mis dans un coin de sa mémoire pour, comme elle dit, en rendre compte à son fossoyeur». Ainsi s’ouvre le récit, ou la retraversée de La Punition, insensée, qui avait frappé quatre-vingt-quatorze jeunes manifestants, en ces temps de terreur où la vie pouvait basculer en un instant, ces temps «où des jeunes gens disparaissaient», fauchés par «des hommes de l’ombre», ces temps où le monde tremblait sous «la main sombre du général Oufkir».

Ainsi s'ouvre le récit d'un drame, dérisoire menace, vaine, impuissante, mais sentence sans appel, frappée là comme une épitaphe dont il faudra rendre compte à Dieu. Sentence d’une mère qui n’oubliera pas ce matin-là, ce fameux matin «sombre avec un ciel blanc et sans pitié» où un soldat est venu, muni d’une convocation le sommant de se rendre à El Hajeb, lui arracher l’un de ses fils. La nouvelle est tombée comme un couperet et le temps s’est figé, «les mots se sont absentés». Seule, à présent, cette terreur, aphasique, qui enserre les corps. Cette terreur, écrasante, qui enserre le lecteur, aussi, suspendu souffle court au souffle manquant de phrases brèves, percutantes, tranchées, coups de lame dans la chair de la page. Des phrases qui s’ouvrent fines, incisives, sur silences cinglants, acérés comme sursauts de peau à lame de papier.

La convocation est «sèche», vide de toute information, mais le narrateur sait de quoi il en retourne. Il fait partie des quatre-vingt-quatorze jeunes condamnés à une Punition à laquelle il espérait pourtant avoir échappé. «Mon crime? Avoir participé le 23 mars 1965 à une manifestation étudiante pacifique qui a été réprimée dans le sang». Un «crime» qui le précipitera dans l’enfer. Car La Punition sera impitoyable, comme ce matin-là. Dure et aveugle comme un caveau de pierre où étouffent des corps vifs. Hideuse comme le «visage buriné» d’un général sans scrupule, aguerri aux «techniques les plus vicieuses de la torture». Obscène et cynique comme un repas de tôle qui étreint la faim de nausée. Froide comme un cachot. Implacable comme ce soleil de plomb, qui cogne, là dehors.

C’est un train vieux et lourd, dont les «wagons datent d’avant la Seconde Guerre mondiale», qui mène le narrateur vers la caserne militaire d’El Hajeb où il ne sait pas encore qu’il sera enfermé durant dix-neuf mois. Son frère l’accompagne, offrant une étrange, douce et triste, parenthèse dans le récit, ouvrant de douces brèches dans les silences tourmentés, traversés de derniers relents de vie. Ce sont, entre l’angoissante convocation des gendarmes et l’arrivée à El Hajeb, les derniers moments de complicité et de tendresse. Les derniers rires dans une chambre où, après avoir partagé le poulet préparé par leur mère, les deux frères se lancent dans une chasse aux punaises qui infestent les lits. «Ça pue», ça sent «le sang et le foin pourri». Mais, avant la chute dans une longue nuit de migraines, une longue nuit «sans rêves» et «sans sommeil», la vie est encore là, qui opère ses percées dans la peur et la crasse.

La vie est encore là. Et elle devra désormais se faire plus forte que le désastre, plus «solide» que les murs. Le narrateur en a conscience. «Il faut que je devienne fort et que je ne me laisse pas écrabouiller par la situation», se dit-il dans l’antre de son cachot. Il faudra que la vie garde conscience d’elle-même pour ne pas céder à la puanteur de la mort; à la pestilence d’un adjudant dont le nom, Aqqa, «sonne comme la mort»; à la violence d’une lame de rasoir qui crisse sur les crânes dans la brûlure d’une castration – «Plus un cheveu, Faut qu’il sache que la punition commence par les cheveux-; au «programme de maltraitance et d’humiliation»; aux travaux de forçat sous le soleil, ce soleil de plomb, comme ces années-là; au terrible spectacle de l’agonie de ceux qu’on ensable «jusqu’au cou», pour les laisser crever d’une mort lente, sous le soleil implacable de ces années-là; aux punitions collectives, absurdes, sadiques… Et chaque jour qui passe est «une question de hasard, un coup de chance». Tout comme la libération, inattendue, inespérée, après dix-neuf mois d’avilissement, de fièvre et de «tremblements». Une «surprise», en ce 10 juillet 1971, date du coup d’Etat fomenté, à Skhirat, contre le roi Hassan II.

«Pour avoir manifesté calmement, pacifiquement, pour un peu de démocratie, j’ai été puni. (…) Un jour, alors que je ne m’y attendais plus, j’ai retrouvé la liberté. J’ai pu enfin, comme je le rêvais, aimer, voyager, écrire et publier de nombreux livres. Mais pour écrire La Punition, il m’aura fallu près de cinquante ans».

Une confidence bouleversante que celle livrée dans les dernières phrases de ce livre poignant où Tahar Ben Jelloun revisite, avec une sobriété fulgurante qui fait toute la force de ce récit, une sorte de blessure originelle au creux de laquelle est né l’écrivain. En décidant, des décennies plus tard, de retourner tremper sa plume dans l’œil de cette blessure, Tahar Ben Jelloun signe un roman unique, d’une prenante intensité. Un roman où il s’est dépouillé de la peau du conteur qui sait si bien filer images et métaphores. Ce conteur, qui nous avait habitués à convoquer le rêve pour nous extirper à la violence du monde, s’est absenté le temps d’un face-à-face avec une indicible fracture, garrottée pendant cinquante ans. L’écriture en ressort plus mordante que jamais.

Par Bouthaina Azami
Le 23/02/2018 à 12h29