En 2004, Jocelyne Laâbi publiait «La liqueur d’Aloès», un récit qui raconte le parcours d’une vie. Celle de la petite fille de 7 ans qui quitte son Lyon natal pour venir vivre à Meknès, et découvre les réalités de la société coloniale des années 50, celle de la femme qui rencontrer son mari, le poète et écrivain Abdellatif Laâbi, avec lequel elle traversera les dures épreuves des années de plomb.
Presque deux décennies plus tard, elle décide de le rééditer (aux Éditions du Sirocco) afin de «raviver la mémoire», raconter aux jeunes générations ce qu’étaient «les années de plomb», mais aussi pour dire son amour à son compagnon de 60 ans, et au «pays qui fut le sien», le Maroc. Rencontre.
Le360: «La Liqueur d’Aloès », sorti en 2004, vient d’être réédité. Qu’est-ce qui a motivé cette décision?
Jocelyne Laâbi: Ce récit a été publié voilà vingt ans, c’est-à-dire une génération. Il m’a semblé qu’il fallait, pour ceux et celles qui ont aujourd’hui vingt ans, raviver la mémoire de ce qui s’est passé durant ce qu’on appelle «les années de plomb». Raviver la mémoire, ou simplement raconter. Nombre d’anciens prisonniers ont témoigné de ce qu’ils ont vécu, mais c’est le cas de très peu de leurs proches. Or, ces proches ont eux-mêmes connu une forme d’emprisonnement et se sont souvent retrouvés dans une situation très difficile. Il leur fallait, eux aussi, témoigner de ce que signifie avoir un père, un mari ou un frère en prison. Sur le plan personnel, c’est un véritable cataclysme.
Qu’avez-vous ressenti à la réédition de ce récit?
Je suis heureuse d’avoir eu cette occasion et j’espère, en transmettant mon expérience, pouvoir rendre compte de la fraternité et de la solidarité que j’ai connues à cette époque. Nous avons eu, nous familles de prisonniers, un véritable esprit collectif. C’est un aspect de notre lutte qui m’est toujours très cher et, j’en suis sûre, pas seulement pour moi.
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Le récit revient sur plusieurs étapes de votre vie partagée avec l’écrivain et poète Abdellatif Laâbi. Est-ce une livre hommage ou un manifeste de reconnaissance ?
En fait, ce livre tourne autour de plusieurs personnages, comme de plusieurs thèmes. Moi, qui raconte ma vie au Maroc depuis l’âge de 7 ans, et peu à peu mes découvertes de ce pays, de sa langue et de sa culture. Ensuite, mon compagnon depuis presque 60 ans, à qui j’exprime, à travers ce récit, tout mon amour, mon respect et mon admiration pour ce qu’il est, ce qu’il a fait et ce qu’il fera encore. En ce sens, c’est donc bien un hommage que je lui rends. Et il y a dans ce livre un troisième personnage, qui est le Maroc. Sans être moi-même marocaine, j’ai suffisamment vécu ici pour le considérer comme mon pays, ainsi que le dit le sous-titre que j’ai ajouté au titre originel («ce Maroc qui fut le mien»,NDLR). Je l’ai aimé de tout mon cœur et l’aime encore, et j’espère avoir pu le prouver dans ce que j’ai écrit.
Vous écrivez que des souvenirs de votre enfance vous ont appris «le refus». Quel impact cela a-t-il eu sur votre parcours de vie?
Tous les impacts possibles. Sans mon enfance dans le Maroc colonial, dans ce milieu particulier où j’ai grandi, aurais-je pris conscience du racisme, de l’exploitation coloniale et tout simplement des droits de l’Homme? Aurais-je pris conscience de ce qu’était l’Autre? Aurais-je eu les convictions que, très vite, j’ai acquises? Peut-être pas. En tout cas, c’est cette enfance-là, dans ce pays-là, qui m’a formée, m’a faite ce que je suis devenue.