Son parcours dessine un arc tendu, presque romanesque: du rebelle torturé, figure de la résistance intellectuelle, au décoré du régime, adulé par le pouvoir qu’il vilipendait. Mais à quel prix s’est opéré ce revirement spectaculaire? Et quelles ombres cachées se tapissent derrière cette transformation?
Rachid Boudjedra aurait dû, selon toute logique, croupir dans une geôle algérienne, au pavillon «Espions du Maroc & Frontières», accusé comme Boualem Sansal de collusion avec un pays ennemi. L’iconoclaste Boudjedra avait déclaré sans ambages, en 2017, que «le Sahara est marocain et l’histoire le confirme», ajoutant avec une assurance tranchante que «la marocanité du Sahara est indiscutable». Pourtant, cette semaine, il a été reçu en héros à la Mouradia, honoré par Abdelmadjid Tebboune du titre prestigieux de «Moudjahid», comme d’autres sont faits Chevalier ou décorés de la Légion d’honneur. Il est désormais un combattant reconnu pour services rendus à la patrie. Mais lesquels, exactement?
L’ironie est mordante, presque palpable: comment cet homme, qui a vomi toute sa vie sur le FLN et fui la tyrannie de Boumediene avec une rage viscérale, peut-il aujourd’hui accepter l’étreinte chaleureuse d’un pouvoir qu’il exécrait jadis? Entre son passé de dissident farouche et sa posture actuelle, un gouffre béant s’ouvre, révélant une duplicité troublante et une apparente capitulation. Le contraste entre ces deux facettes de sa vie est saisissant, presque théâtral, et invite à questionner la sincérité de cette métamorphose.
Un passé de feu contre le régime algérien
Boudjedra n’a pas seulement critiqué le régime algérien. Il l’a incendié avec une fureur qui semblait inextinguible. Il se proclamait il y a quelques années dans la presse algérienne «premier opposant (du FLN, NDLR) en 1963» (Echorouk), une revendication qui résonne comme un défi lancé à l’histoire officielle. Il accuse explicitement les caciques d’Alger d’avoir trahi la révolution de Novembre, «instaurant la tyrannie et l’arbitraire» au lieu de la liberté promise.
Il a aussi pointé du doigt Boumediene, qu’il tient pour responsable d’avoir ouvert le bal des corrompus: «La corruption que connait l’Algérie a commencé sous Boumediene, à partir de sa fameuse phrase “celui qui travaille dans le miel doit bien y goûter”». Dans ses écrits, il a dépeint Ahmed Ben Bella et le colonel comme des hommes pervers, se délectant de raconter leurs soirées émoustillées avec des femmes mariées, une gent qu’ils semblaient apprécier presque exclusivement (in «Le Fis de la haine», Gallimard, 1994). Rachid Boudjedra fut une tempête, un tourbillon de colère. «La Répudiation» (Gallimard, 1969) est un coup de poing littéraire, une œuvre où il fait le portrait d’un pouvoir mafieux, incarné par un clan secret politique – le « MSC » (Membres Secrets du Clan) – qui symbolise le FLN, pillant sans vergogne le peuple algérien. Les nouvelles élites du pouvoir y sont représentées sous les traits d’une bourgeoisie compradore, bâtissant de luxueuses villas et s’accaparant avec avidité les biens laissés par la France.
Ce roman, qui fut censuré en Algérie pendant 14 ans (il ne sera autorisé qu’en 1983, quatre ans après la mort de Boumediene), illustre la virulence de ses critiques passées, rendant d’autant plus déroutante et paradoxale sa décoration récente par Tebboune. Boudjedra, à cette époque, était un résistant indomptable, un intellectuel qui refusait de plier face à l’oppression. Mais ce feu, cette rage qui le définissait, où sont-ils passés? La distinction décernée par Tebboune suggère que le dissident d’antan s’est éteint, remplacé par un homme dont les ambitions semblent désormais bien plus troubles et conciliantes.
Sa marocophilie assumée
Rachid Boudjedra a entretenu des liens étroits avec le Maroc tout au long de sa vie, une relation qui va bien au-delà d’une simple anecdote biographique. Il a vécu à Rabat dans les années 1970, enseignant la philosophie, et garde de cette période un attachement profond, presque nostalgique. Il a aussi une famille au Maroc, qu’il visite régulièrement, tissant des liens personnels qui ont perduré. Sa fille unique, polytechnicienne comme son époux, est mariée à un Marocain – un «Marocain important», aime-t-il préciser avec une pointe de fierté sur les chaînes de télévision algériennes – et vit quelque part au Maroc. On n’en saura pas plus, sauf que les petits-enfants de Boudjedra portent la nationalité marocaine, un détail qui ancre encore davantage son histoire dans ce pays.
Ses attaches personnelles prennent une teinte résolument politique lorsqu’il s’exprime sur le Sahara, qu’il rattache sans hésitation aux frontières marocaines. Là où l’Algérie soutient officiellement le Polisario, Boudjedra, lui, appelle avec fermeté à abandonner ce combat: «L’argent versé au Polisario, avec lequel ses membres se baladent depuis cinquante ans dans les hôtels de luxe, doit revenir à Souk Ahras, El Bayadh, Tamanrasset et autres villes. C’est mon avis, même s’il doit déplaire à certains». Ces déclarations audacieuses, qui s’opposent frontalement à la ligne officielle algérienne, soulignent une fracture idéologique et rendent d’autant plus énigmatique sa récente décoration par Tebboune. Boudjedra a appelé de ses vœux à un règlement rapide de la question du Sahara, plaidant pour que celui-ci soit rendu à son propriétaire légitime, le Maroc, et exhortant l’Algérie à se défaire du Polisario: «Je pense que la question du Sahara doit prendre fin et que l’Algérie et le Maroc doivent ouvrir leurs frontières et normaliser leurs relations». Cette prise de position, claire et sans compromis sur le Polisario, contraste avec l’honneur que lui a conféré le régime algérien sous l’ère Tebboune, révélant une duplicité qui interroge les véritables ressorts de cette reconnaissance. Au vu de son pedigree, pourquoi Tebboune l’a-t-il honoré?
Le secret du «Moudjahid»
Le tableau opaque s’éclaircit lorsqu’on examine ses assauts virulents contre Boualem Sansal et Kamal Daoud, qui deviendront une cible pour le régime algérien. En 2017, bien avant que Tebboune et les médias algériens ne s’en prennent à certains auteurs, Boudjedra avait déjà élaboré la doctrine «Sansal» et «Daoud» dans son livre-torchon «Les contrebandiers de l’histoire» (Franz Fanon, 2017). On y trouve tous les griefs qui leur sont reprochés aujourd’hui par la dictature algérienne, comme s’il avait pavé la voie à cette campagne de dénigrement. Il règle ses comptes avec les auteurs, qu’il accuse violemment de s’attaquer à l’histoire algérienne et de faire le jeu d’une vision nostalgique de la colonisation. Il qualifie Boualem Sansal, Kamel Daoud et Yasmina Khadra, de traîtres, comme le fera quelques années plus tard Tebboune.
Ces auteurs, affirme-t-il, «dénigrent l’Algérie dans leurs œuvres», sapant l’honneur national. Il fustige particulièrement Sansal, qu’il accuse de «remettre en cause le récit héroïque de la guerre de libération et de semer une nostalgie du temps colonial chez les jeunes générations». Boualem Sansal est même traité de «premier contrebandier» de l’histoire, accusé d’assimiler l’ALN – l’armée de libération – à une armée nazie dans ses romans. Il va jusqu’à prétendre que Sansal est «bienvenu chez les sionistes», autre accusation utilisée lors du procès même par les juges contre Sansal. En s’en prenant ainsi aux deux écrivains qui ont fait l’objet d’une cabale médiatique et gouvernementale systématique depuis la sortie du pamphlet, Boudjedra semble adopter une posture qui plaît au régime, une attitude qui pourrait expliquer en partie la reconnaissance officielle dont il bénéficie aujourd’hui. Daoud, profondément blessé par ces accusations, a publié une lettre ouverte exprimant sa stupeur face à la chute d’un écrivain qu’il «admirait tant», déplorant qu’il ait pu sombrer dans de telles «compromissions» et préférer le «scandale comme mode d’expression au lieu du talent». Cette charge virulente de Boudjedra contre ses pairs contraste de manière criante avec ses propres critiques acerbes du FLN lorsqu’il vivait en France, cherchant à se forger une réputation dans le monde littéraire. Cette duplicité entre son passé de critique intransigeant et son rôle actuel de pourfendeur au service du régime est troublante.
Sous les ors du palais de la Mouradia
Ces assauts contre ses collègues exsudent la jalousie, mais aussi un opportunisme calculé. En se posant en gardien inflexible de la doxa révolutionnaire, Boudjedra semble vouloir séduire le régime, s’érigeant en porte-voix d’une littérature aux ordres dans une Algérie alignée sur le pouvoir. Lui, qui dénonçait jadis la tyrannie avec une éloquence brûlante, se cale désormais sur un pouvoir autoritaire qu’il aurait autrefois méprisé. Ses idéaux démocratiques, qu’il portait comme un flambeau, sont aujourd’hui écrasés sous le poids de sa vanité et de ses accommodements avec le régime. Rachid Boudjedra, l’un des écrivains les plus importants d’Algérie aux côtés de Kateb Yacine et de quelques autres, s’érige désormais en chartrier d’une certaine Algérie, celle de la dictature, trahissant en partie l’héritage littéraire et contestataire qui l’avait élevé au rang de figure majeure. En sortant de chez Abdelmadjid Tebboune, il a déclaré à la presse: «J’ai dit au président ce que je pensais de ces écrivains», allusion à Sansal et Daoud.
Ses idéaux démocratiques, jadis brandis comme un étendard face à l’oppression, gisent désormais sous le poids de ses ambitions personnelles. La décoration par Tebboune scelle cette métamorphose inattendue. Le dissident est mort; reste un homme qui, sous couvert d’un honneur au goût amer, semble avoir vendu son âme au prix d’une reconnaissance officielle. Ainsi, Boudjedra incarne désormais un symbole des complexités et des contradictions de l’histoire algérienne contemporaine, un miroir où se reflètent les ambiguïtés d’une nation et de ses intellectuels.








