L’envers du Livre à l’ère du clic

Mouna Hachim.

ChroniqueCélébrer publiquement la littérature, oui, mais rappeler aussi, loin des discours lissés, ses différents maux, ses autopromotions, sa surproduction et son entre-soi.

Le 03/05/2025 à 11h01

Deux grands-messes littéraires ont fleuri ce printemps 2025: le très parisien Festival du livre, avec le Maroc comme invité d’honneur et la 30ème édition du Salon international de l’édition et du livre, tenu pour la quatrième année consécutive à Rabat, après avoir été subrepticement confisqué à la ville de Casablanca, dans les règles feutrées de l’art diplomatique, et dans un non moins déshabillage culturel.

L’occasion de célébrer publiquement la littérature sous toutes ses formes, et d’entendre rappeler en catimini, loin des discours trop lissés -quitte à passer pour un vilain bougre, vindicatif et aigri-, ses différents maux, ses autopromotions, son entre-soi et son inflation éditoriale, dans un contraste saisissant avec la lente érosion du goût de lire.

Car, fait désormais bien établi, et ce, à l’échelle mondiale: nous écrivons plus que jamais, mais nous lisons de moins en moins.

Selon les chiffres de l’UNESCO, environ 1,8 million de nouveaux livres seraient publiés chaque année dans le monde, soit plus de 4.900 titres chaque jour.

En dehors du fait qu‘ils constituent un indicateur infaillible du niveau de vie et d’éducation, combien d’entre eux parviennent à toucher réellement le public grâce à une bonne visibilité médiatique et à une diffusion digne de ce nom? Comment cette surproduction contribue-t-elle à enrichir le paysage littéraire et à percer la conscience collective, en lieu et place du brouhaha?

Aucune enquête nationale d’ampleur sur l’état de la lecture ne vient étayer le propos, mais si l’on gratte un peu le vernis des salons spécialisés et des best-sellers artistement exhibés, tandis que croupissent dans l’ombre des bouquins empoussiérés et que galèrent bon nombre de plumes confirmées, dans un contexte général touché globalement par l’illettrisme et l’analphabétisation, la tendance générale semble reléguer le livre au rang d’accessoire décoratif et de symbole de distinction, davantage qu‘un instrument de réflexion.

L’absence d’enquête nationale sonne à ce stade non pas comme un oubli, mais comme un aveu, signifiant à qui veut lire entre les lignes qu‘il vaut mieux ne pas savoir ce qu‘il reste du lectorat, surtout que la tornade numérique est venue mettre son grain de sel dans une mécanique déjà bien rouillée.

Avec ses flux continus d’images, ses reels de 15 à 60 secondes, ses réactions en chaîne propagées de manière exponentielle parmi les utilisateurs des plateformes sur Internet, la concentration est fatalement pulvérisée, la page imprimée est ringardisée, l’immersion détrônée par la culture de l’instant, et le choix réfléchi des titres d’ouvrages remplacé par un défilement compulsif d’images suggérées par les algorithmes, faisant croire à un semblant de diversité là où il y a un enfermement.

Alors, quitte à lire, oui! Mais vite, par intermittence, sans exigence ni prise de tête. Comme si le livre devait désormais se faire plus malléable, plus court, plus instantané, sous peine de lasser un lecteur saturé, transformé en consommateur et en zappeur invétéré.

Certains l’ont compris et se sont engouffrés dans la brèche, faisant de la plume un tremplin pour accéder à la reconnaissance ou aux mirages de la célébrité.

Pourquoi s’encombrer de travail patient, voire de talent, quand on peut écrire plus vite qu‘on ne réfléchit et se voir propulsé comme une marque de détergent? Le tout est de mettre le paquet dans une campagne promo millimétrée et dans un storytelling calibré pour les plateaux et les prix dans le cadre d’une stratégie marketing ficelée. Sans oublier bien sûr de s’appuyer sur un réseau en béton!

Comme on s’essaie au tricot après deux-trois tutoriels, on s’improvise auteur de livres cousus de fil blanc, tant pis si ça s’effiloche en trois quarts de temps!

C’est connu: l’obsolescence programmée stimule les ventes. En plus clair: «Le jetable, c’est rentable» selon les lois du marché!

Premiers responsables: certains éditeurs complaisants qui sentent le filon, allant jusqu‘à faire payer plein pot, sous la table, des éditions à compte d’auteur qui ne disent pas leur nom, ne serait-ce que pour un tirage confidentiel, accompagné de beaucoup de bruit et d’autant de selfies.

Le texte est un détail. Ce qui compte, c’est la photo, ou encore mieux: la story sur son compte TikTok ou sur Instagram, de préférence en mode rapproché avec des personnalités aux antipodes de la réalité littéraire, mais dont le poids politique, ou autre, serait susceptible de les draper de légitimité.

Qu‘en penseraient James Joyce ou Fiodor Dostoïevski?

À ce propos, une jeune chipie éclairée dans ma famille me disait: «Je suis sûre que certains manuscrits de Balzac ou de Tolstoï seraient aujourd’hui refusés par certaines grandes maisons d’édition», tant les critères semblent altérés.

Bref, alors que les vrais auteurs s’affairent obstinément dans l’ombre, les influenceurs à plume et leurs groupies s’auto-congratulent dans une cacophonie d’émoticônes.

Pendant ce temps-là, les librairies traditionnelles tirent la langue, les maisons d’édition cherchent des subventions, les irréductibles lecteurs font acte de résistance, et la littérature, la vraie, celle qui nourrit l’esprit, qui transforme, qui interroge, qui dérange, s’obstine à traverser le temps, avec une savoureuse lenteur, comme un pied de nez à la frénésie des modes qui passent et qui trépassent.

Par Mouna Hachim
Le 03/05/2025 à 11h01