Le Maroc reconnaît enfin les droits d’auteur des artistes peintres: une avancée historique, mais attention au marché noir!

Une œuvre de feu Mohammed Melehi exposée dans les galeries de Sotheby's dans le centre de Londres, le 2 octobre 2020.

Les acteurs de l’écosystème des arts plastiques au Maroc se réjouissent d’une avancée qualifiée d’historique. L’approbation par le gouvernement du projet de décret encadrant le droit de suite marque un tournant dans la protection des droits d’auteur des artistes peintres. Néanmoins, le barème des taux fixés par le décret est loin de faire l’unanimité et risque, selon certains professionnels, de pénaliser un pan entier de l’activité et d’inciter les commerçants à emprunter les circuits parallèles.

Le 11/06/2023 à 12h23

Dans l’histoire des arts plastiques au Maroc, le 8 juin 2023 est une date à marquer d’une pierre blanche. Ce jour-là, le gouvernement a adopté un décret introduisant pour la première fois le droit de suite en matière d’œuvres d’art. «Le droit de suite est une disposition de la loi qui permet à un créateur, ici l’artiste plasticien, de “suivre” le parcours “commercial” de son œuvre. A chaque fois que son œuvre est “revendue” par un marchand d’art, l’artiste (ou ses héritiers) reçoit un pourcentage sur la vente, et ce, autant de fois que l’œuvre est revendue», explique l’artiste peintre Azeddine Hachimi Idrissi, contacté par Le360.

Le droit de suite dans un pays du Sud est un signe important d’évolution sociétale, a-t-il ajouté. «L’intégrer dans notre arsenal législatif est une très bonne chose, surtout pour les artistes peintres qui vivent de leur art.»

Pour sa part, Chokri Bentaouit, gérant de la maison de vente aux enchères Mazad & Art, basée à Tanger, applaudit «une avancée majeure dans le domaine de la propriété intellectuelle au Maroc, qui va sans doute bénéficier à la communauté des artistes et leurs familles».

Faisant partie de la loi sur la propriété intellectuelle, le droit de suite existe en France depuis 1920, sa gestion est confiée à la Société des auteurs dans les arts graphiques et plastiques (ADAGP). Au Maroc, le vide juridique est total à ce niveau malgré l’existence, depuis 1916, d’une loi réglementant la protection des œuvres littéraires et artistiques. Cette situation a poussé le Syndicat marocain des artistes plasticiens professionnels (SMAPP) à saisir la tenue, en février 2017 à Genève, d’une conférence internationale sur le droit de suite, pour faire entendre sa voix, incitant le gouvernement à s’inscrire dans cette dynamique.

Joint par téléphone, Mohamed Mansouri Idrissi, président du SMAPP, tient à saluer l’effort fourni par l’ancien ministre de la Culture, Mohamed Laâraj. «Il nous a beaucoup aidés et nous a été d’un grand support quand nous avions présenté notre proposition de loi à la Chambre des représentants, notamment au sein de la Commission de l’éducation, de la culture et de la communication», témoigne-t-il, sans manquer de citer l’actuel ministre, Mehdi Bensaïd, qui, dit-il, a eu le courage de sortir ce projet de décret qui dormait dans les tiroirs du Parlement.

«Le texte adopté jeudi dernier par le gouvernement reproduit fidèlement notre proposition, mis à part quelques aspects juridiques», note le numéro un du syndicat des artistes plasticiens, ajoutant que la grille des taux de prélèvement retenus dans le décret a été arrêtée en concertation avec les responsables du ministère de la Culture, en se basant sur un benchmark mondial et en tenant compte des spécificités du marché marocain. Allant de 2 à 8%, les taux prélevés diminuent au fur et à mesure que le prix de revente s’accroît.

La configuration des taux adoptés par le gouvernement ne fait pas l’unanimité chez les professionnels de l’art. Tout en louant la reconnaissance par le Maroc des droits de suite pour les artistes plasticiens, Hicham Daoudi, président fondateur de la Compagnie marocaine des œuvres et objets d’art (CMOOA), une maison de vente aux enchères basée à Casablanca, estime que le barème fixé par ledit décret «est un peu déroutant».

Les œuvres d’art coûtant entre 10.000 et 150.000 dirhams risquent de subir un frein dans leur vente à cause des trois taux qui leur sont appliqués (8, 7 et 6%), bien plus élevés que dans l’Union européenne (un taux maximum de 4% réservé pour les œuvres inférieures à 50.000 euros), lâche-t-il en déplorant le fait que «les professionnels de l’art n’aient pas été invités à en discuter aux côtés des artistes (et non contre eux) avec le BMDA, car ce sont eux qui auront la charge de récolter les montants sur les ventes».

Souvent, constate le marchand d’art, les gens qui revendent des œuvres acquises dans cette catégorie de prix sont des personnes qui ne réalisent aucun bénéfice sur le produit des ventes et font face à des urgences de la vie, où ils essayent de récupérer les montants qu’ils ont déboursés lors de l’acquisition en galerie des œuvres. «Leur faire payer entre 8 et 6% du produit de la vente, c’est les sanctionner ou les inciter à éviter les circuits de vente officiels», regrette Hicham Daoudi.

Le fondateur de la CMOOA craint que les galeries et les maisons de vente aux enchères qui aimeraient supporter pour le compte du vendeur les droits de suite ne puissent le faire avec un taux aussi élevé et, donc, évitent de prendre des œuvres comprises dans cette fourchette de prix en dépôt-vente. Cela risque, prévient-il, de retirer la visibilité d’un grand nombre d’artistes qui ont besoin d’une médiatisation à travers les outils de diffusion des professionnels.

Pour Hicham Daoudi, demander des taux plus élevés aux particuliers marocains et aux professionnels, c’est les fragiliser un peu plus, alors qu’ils font déjà face à la concurrence de l’informel et des «collectionneurs marchands». Les artistes ou leurs ayants droit inscrits au bureau des droits d’auteur ont besoin que leurs œuvres empruntent les circuits officiels du marché de l’art et non qu’ils soient revendus dans les circuits parallèles et indétectables où ils ne percevraient rien, poursuit-il.

Hicham Daoudi propose une grille tarifaire scindée en cinq tranches, allant de 0,5% (pour les œuvres supérieures à 5 millions de dirhams) à 5% (pour les œuvres inférieures à 100.000 dirhams). «Les trois parties impliquées, à savoir le détenteur de l’œuvre, le professionnel et l’acquéreur potentiel, pourraient se partager les droits de suite dus aux artistes et leurs ayants droit sans faire peser le poids sur une seule des parties», recommande-t-il.

Un si long combat

Indépendamment du barème retenu, le nouveau décret vient donc combler un vide juridique majeur, mettant fin à une situation dans laquelle l’artiste (ou ses héritiers) a été lésé dans ses droits. «Même si l’œuvre qu’il a vendue à 10.000 dirhams est revendue plus tard à 1 million de dirhams, ça ne le regarde plus», rappelle Azeddine Hachimi Idrissi en se référant à l’exemple des artistes Mohammed Melehi et Farid Belkahia, qui n’ont pas touché un «centime» sur des ventes record de leurs œuvres (respectivement 5 millions de dirhams et 2,5 millions de dirhams) lors d’une vente aux enchères organisée par Sotheby’s en 2020.

Mohamed Mansouri Idrissi cite, à son tour, le cas du tableau «L’offrande» du défunt peintre Abbès Saladi, cédé lors d’une vente aux enchères à plus de 5 millions de dirhams, sans que cela profite ni aux héritiers ni au Trésor public.

«Ces situations ne se reproduiront plus, ni à l’étranger ni au Maroc, pour tout artiste marocain. Quand le droit de suite est reconnu dans un pays (comme le Maroc aujourd’hui), il est immédiatement reconnu –par réciprocité– par tout pays où existe le droit de suite. L’artiste ou ses héritiers sont protégés pendant une période de 70 ans», renchérit Azeddine Hachimi Idrissi.

Encore du chemin à parcourir

Suite à sa validation en Conseil de gouvernement, le décret entrera en vigueur dès sa publication au Bulletin officiel. «Mais il faut compter jusqu’à un an avant sa mise en application effective, le temps d’asseoir les bases nécessaires, en concertation avec les différentes parties prenantes: les artistes, la Fondation nationale des musées, le BMDA, etc.», précise Dalal Mhamdi Alaoui, directrice du BMDA.

Le bureau n’a pas l’expertise nécessaire pour vérifier l’authenticité des œuvres d’art, reconnaît Dalal Mhamdi Alaoui, n’excluant pas la création d’une commission chargée d’élaborer la politique et les procédures en matière de droit de suite (formulaire de pré-déclaration, code de traçabilité de l’œuvre d’art, recensement des galeries, etc.).

A ce stade, plusieurs questions restent sans réponse quant à l’application du nouveau dispositif, pour ne citer que le cas des artistes décédés sans filiation directe ou ayants droit reconnus. Hicham Daoudi évoque les exemples de Jilali Gharbaoui, d’Abbès Saladi, de Houssein Tallal et de Chaibia Tallal. «Qui percevra leurs droits? A défaut, peut-on imaginer que leurs rétributions puissent alimenter un fonds de soutien pour les jeunes artistes?», s’interroge le patron de la CMOOA.

P.S: une conférence aura lieu mardi 13 juin à 18h00 à la Villa des arts à Rabat, sous le thème «Le rôle du droit de suite dans la protection des droits d’auteurs des œuvres d’arts plastiques», animée par la directrice du BMDA, Dalal Mhamdi Alaoui, et modérée par Mohamed Mansouri Idrissi, président du SMAPP.

Par Wadie El Mouden
Le 11/06/2023 à 12h23