C’est l’épopée de cette secte qarmate ismaélite mystérieuse et de ses hommes intrigants guidés par l’illuminé Hamdan Qarmat que narre la romancière. Les Qarmates finiront par créer un État jadis prospère, aux idées de gouvernance en avance sur son temps, durant 150 ans environ, dans l’actuel Bahreïn, avant de décliner. Ses principes égalitaristes entre hommes et femmes, la mise en communauté des biens, la répartition des richesses l’ont fait considérer comme hérétique. Cependant les Qarmates pratiquèrent l’esclavagisme.
Un roman historique dense de 390 pages, mais facile à lire, convaincant par ses ambiances reconstituées, ses objets de jadis, l’altérité des personnages de l’époque lointaine, qui reste néanmoins une œuvre romanesque: «Mais ceci est un roman. Même si un travail de plusieurs années sur les sources arabes et occidentales a été entrepris, l’imagination a naturellement usé de ses droits pour apporter son propre éclairage à cette histoire et la faire revivre» (p.9), prévient l’auteure dans sa préface.
Cependant, «Le rêve des Qarmates» se targue d’une narration moderne qui rend la trame historique productive et fascinante. En effet, l’essor du pays qarmate puis son effondrement sont racontés du point de vue de plusieurs personnages qui font irruption puis s’en vont du récit, le temps de les apprécier et d’en être frustrés. Chacun d’entre eux narre un pan de la révolution qarmate, mais selon sa mémoire et ses émotions, son rôle dans l’intrigue.
Et c’est en cela que ce livre est intéressant. Le fond se régénère grâce à la forme. L’affaire des Qarmates qui avait aussi été traitée magistralement par Rachid Boudjedra dans «1001 années de la nostalgie» (1979, Denoël) n’est plus la seule chose qui accapare la lecture. On suit le mouvement des prises de parole, des voix différentes de femmes et d’hommes, parfois des acteurs de premier plan de la grande Histoire, mais aussi des petites gens de l’époque dont le regard ne manque jamais d’acuité et de poésie. Ce procédé moderne de Jocelyne Laâbi plaira aux lecteurs soucieux de l’originalité de la narration, de la façon dont l’histoire est racontée.
Ainsi, on débute cette histoire racontée par un Zenji en l’an 883, un esclave africain de Zanzibar qui deviendra plus tard un héros. Il rêve de couleurs, et il en trouvera sur les îles de Bahreïn quand elles tomberont sous l’autorité des Qarmates: «Le paradis est un jardin. Après la boue noire des marécages, ce qui vous subjugue d’abord, c’est la couleur. Vert sombre de massifs taillés en arrondi de la main de l’homme pour mâter toute brindille rebelle. Vert plus clair des palmiers dattiers qui s’élancent à l’assaut du ciel, aussi hauts que les cocotiers de votre île.» (p.19)
Ou cette voix du Bédouin leurré par le chiisme: «C’est la perspective du pillage qui a rallié à Ali ibn Mohammad la plupart d’entre nous Bédouins. Mon clan comme les autres (…) J’étais jeune et enthousiaste, et les rumeurs qui circulaient sur le Maître des Zenj, ainsi qu’on appelait Ali, sur ses discours que la bouche rapportait à l’oreille, m’éclairaient comme la justice et la raison mêmes. Il mettait des mots sur la misère et la transformait en espoir. Le jour où je l’ai vu, le doute m’a d’abord saisi. C’était un homme sans prestance, au tain sans couleur, un homme assez quelconque. Tout en lui était petit.» (p.41)
On pénètre dans les alcôves des califes de Bagdad, au Palais des Pléiades, à travers des personnages attachants. Salim aide-médecin doit composer avec les colères du sultan. Son maître qui le forme pour devenir un jour médecin de la cour parle une vieille langue romane:
«Enfin le grand salon. Salim s’arrête au bord du tapis. Il lui est interdit d’aller au-delà. Le médecin s’avance, s’incline en une profonde révérence, baise la main du calife, se saisit de quelque chose plus bas, le manteau ou le pied (…) Son maître s’est vanté tout à l’heure: “Feuls les vintimes du calife feront prevents. F’est un privilège inouï qui t’est accordé. Fois-ven digne”.» (p.106)
Ainsi va le récit jusqu’en l’an 1078, et l’on y croise des destins singuliers de personnages réels ou imaginaires, Aboulfath, le chroniqueur philosophe, Walad, son protégé, Abou Saïd, leader de la cause, l’altière Rabab et Warda la guerrière.
Jocelyne Laâbi a traduit plusieurs auteurs arabes en français. Elle a écrit plusieurs récits, dont son autobiographie «La liqueur d’aloès - ce Maroc qui fut le mien» (2005, La Différence), et une dizaine de contes et de livres pour la jeunesse.
«Le rêve des Qarmates». 390 pages. Éditions du Sirocco, 2024. Prix public: 140 DH. (1ère édition épuisée en 2013 aux Éditions de la Différence sous le titre «Hérétiques»)