Et si Romain Gary était tombé amoureux de Meknès? Entretien croisé avec Denis Labouret et Myriam Anissimov

Dans son roman La Promesse de l'aube, paru en 1960, Romain Gary dépeint Meknès, ville impériale marocaine, avec beaucoup de soin et de tact, corollaires de son style. (Crédit: Youssef El Harrak/Le360)

EntretienEn 1940, Romain Gary, à l’époque jeune aviateur engagé dans les Forces françaises libres durant la Seconde guerre mondiale, se retrouva un bout de temps à Meknès après avoir reçu l’ordre avec son escadron de rejoindre le Maroc. Denis Labouret et Myriam Anissimov, deux spécialistes de Gary, reviennent avec Le360 sur l’épopée meknassie du prodige littéraire évoquée dans son roman «La Promesse de l’aube» paru en 1960.

Le 20/04/2024 à 21h10

Romain Gary n’est pas un auteur anodin. Deux fois récompensé par le Goncourt, d’abord pour «Les Racines du ciel» (1956), puis après un tour de passe-passe et sous le pseudonyme d’Émile Ajar, pour «La Vie devant soi» (1975), l’écrivain dépeint avec maestria dans un autre opus la ville de Meknès. Dans «La Promesse de l’aube» (1960), il raconte les «longues heures passées à errer sans but à travers la Médina de Meknès», où il s’imaginait un brin ironiquement «marchand de concombres salés auprès d’une campagne aimante et dévouée…».

Néanmoins, se demandent les critiques, dans quelle case faut-il ranger le roman? Celle du récit purement autobiographique, de l’autobiographie romancée amplifiée par le génie de l’écrivain ou celle de l’«automythographie»? Dans cet entretien croisé, Le360 revient sur cette époque avec Myriam Anissimov, auteure d’une biographie de référence sur l’auteur intitulée «Le Caméléon», et Denis Labouret, maître de conférence émérite en littérature française et l’un des éditeurs de la collection Romain Gary à la Pléiade «Romans et récits I, II: Romain Gary» parue en 2019.

Le360: dans «La Promesse de l’aube», Romain Gary raconte en partie son bref séjour à Meknès en 1940. L’auteur y décrit la ville ainsi que ses habitants avec un sens et un souci du détail inouïs. Peut-on dire qu’il était tombé amoureux de cette ancienne capitale de l’empire chérifien?

Myriam Anissimov: Gary est un romancier. Il ne faut pas prendre au pied de la lettre ce qu’il écrit comme une vérité de nature autobiographique. Il a dit mille choses et leur contraire. Il s’agit là de la licence romanesque, de la liberté du créateur. Shakespeare n’a pas mis les pieds en Italie et a écrit Le Marchand de Venise. Lisez Les Enchanteurs. Gary déploie des trésors de ruses et de chausse-trappes. Et y explique très précisément son droit de créer des légendes.

Denis Labouret: je ne crois pas que la description de Meknès dans «La Promesse de l’aube» soit si détaillée. Elle comporte beaucoup de clichés qui pourraient s’appliquer à toute ville d’Afrique du Nord à l’époque («médina», foule bigarrée, exotisme, animation…). Il est vrai que je ne connais pas la ville, mais je ne relève pas dans le texte d’indices vraiment caractéristiques d’une ville particulière. Ce qui est important dans le récit, ce sont les oppositions symboliques (entre le quartier européen et la ville arabe, entre la base d’aviation et le «quartier réservé») qui jouent un rôle dans le parcours de formation du héros: déchéance morale dans les bordels, échec de l’héroïsme promis à la mère, désillusion dans l’image de la France et de son armée... Meknès est surtout une étape dans cette histoire des relations entre le héros en devenir et la présence de la mémoire maternelle en lui.

L’auteur dévoile au fil des pages comment il était à deux doigts d’épouser une blonde barmaid polonaise du quartier européen. Sa première (vraie) histoire d’amour aurait donc eu lieu au Maroc…

Myriam Anissimov: «La Promesse de l’Aube» est un roman, dont certains aspects sont tirés de sa propre existence, et cela de manière non réaliste, au sens strict du terme. Le grand amour de sa vie s’appelait Ilona Gesmay. C’était une jeune et belle juive hongroise appartenant à la grande bourgeoisie de Budapest.

«La Promesse de l’aube» est sans l’ombre d’un doute l’un des chefs-d’œuvre de l’écrivain. Qu’est-ce qui le distingue selon vous de ses autres romans? Son style et sa narration autobiographique peut-être...

Denis Labouret: «La Promesse de l’aube» n’est pas exactement un roman, mais une autobiographie fortement romancée, ou une «automythographie» (mot que je propose dans ma notice de ce livre pour la Pléiade). Tous les lecteurs de Gary ne considèrent pas que c’est son «meilleur» livre. Certains pourront préférer «Éducation européenne» (son premier roman), ou «La Vie devant soi» (signé Émile Ajar)… Mais il est vrai que c’est son livre le plus célèbre, et qu’on le relit toujours avec un très grand plaisir… Pourquoi? Sans doute du fait du portrait extraordinaire de la mère, figure inoubliable; aussi en raison de l’autoportrait plein d’humour de l’auteur, d’une construction narrative très maîtrisée (l’image mélancolique du narrateur au début et à la fin…) et d’un message humaniste à la Résistance qui garde une portée universelle.

Pourquoi lire Romain Gary aujourd’hui?

Denis Labouret: Gary est en effet très souvent lu et cité de nos jours. Pourquoi? D’abord, sans doute, parce qu’il n’est pas seulement un «écrivain français», mais un écrivain «du monde». Juif mi-russe, mi-polonais, il a écrit en anglais autant qu’en français, a voyagé sur tous les continents, fait une carrière de diplomate… Il anticipe ainsi sur notre époque de «mondialisation». Il est aussi à certains égards, parce qu’il a cette vision d’un monde global, un écologiste avant la lettre (voir «Les Racines du ciel» notamment). Ensuite, il refuse d’être réduit à son identité d’origine. Il assume son identité juive sans vouloir y être «assigné» une fois pour toutes, en refusant qu’on ne voie que ce Juif en lui. Il refuse de façon générale toute «assignation identitaire».

Il faut toujours, selon lui, entrer dans la peau des autres (et le roman y aide !). C’est pourquoi il parle à notre époque tentée par les replis et les «identitarismes» de toutes sortes, d’extrême gauche et d’extrême droite: il nous aide à dénoncer les excès d’une lutte contre les discriminations qui se fonde sur des catégories figées et manichéennes (le «wokisme» si l’on veut, même si le mot est contestable) comme les excès d’un nationalisme xénophobe, complaisant envers le racisme et l’antisémitisme (une fausse «idée de la France» que l’on voit à l’œuvre à l’extrême droite en France de nos jours, qui trouve des excuses à Pétain à propos du sort des Juifs pendant la Seconde guerre mondiale et qui prend tous les migrants comme boucs émissaires: avec de tels hommes et femmes politiques, Gary n’aurait jamais été accueilli sur le sol français... Il nous faut toujours «résister» à ces tentations identitaires, au nom des valeurs universelles des Lumières et de la Révolution. En suivant de Gaulle en 1940 contre toute «raison», en évoquant dans «La Vie devant soi» l’amour d’un petit musulman (Momo) pour une vieille Juive rescapée d’Auschwitz, Gary offre un modèle toujours actuel (encore plus depuis le 7 octobre…) pour lutter contre toutes les lâchetés et toutes les formes de déshumanisation d’autrui.

Par Saad Bouzrou
Le 20/04/2024 à 21h10