Billet littéraire KS. Ep. 72. «Partout le même ciel», de Hajar Bali, ou les désillusions algériennes

L'écrivaine algérienne Hajar Bali.

Hajar Bali signe un roman d’apprentissage et de désillusion où l’intime se heurte de plein fouet à l’Histoire. À travers le destin de deux adolescents épris de liberté et la figure énigmatique d’un mentor en quête de rédemption, l’auteure capte l’élan, l’ivresse puis l’échec du Hirak, et dresse le portrait sensible d’une génération algérienne réveillée trop tard, condamnée à choisir entre l’exil et l’étouffement.

Le 26/12/2025 à 09h56

Hajar Bali signe avec «Partout le même ciel» (Belfond, août 2025) un roman ambitieux qui mêle destins intimes et soubresauts de l’Histoire contemporaine algérienne. Deux jeunes qui s’aiment, Wafa 17 ans et Adel 20 ans, épris de liberté, croisent la route d’un quadragénaire érudit en quête de sens. Leur rencontre fortuite, après un drame, va sceller le destin d’un triangle amical improbable, et dresser en filigrane le tableau d’une société en pleine ébullition. Récit d’initiation, fresque sociale et chronique d’une révolution avortée, ce deuxième roman de Hajar Bali se déploie avec une esthétique sobre, joyeuse, ironique, portée par une langue ciselée qui fait la part belle à une oralité pétillante. L’auteure parvient à capter les peines d’une génération perdue qui se réveille avec le Hirak après des décennies de sommeil politique et social.

Destins croisés sous le ciel d’Alger

Wafa et Adel refusent de reproduire la même vie que leurs parents. Rêvant d’un avenir affranchi des pesanteurs sociales, ils nourrissent le projet de s’exiler au Canada pour échapper à la morosité ambiante. Mais comment trouver l’argent nécessaire à ce rêve d’émancipation? Dans un moment de témérité naïve, les deux jeunes passent à l’acte: ils filent une vieille dame élégante de son marché jusqu’à son domicile cossu, bien décidés à commettre un vol éclatant. Wafa aborde la dame sous un faux prétexte, avec tout l’aplomb de son inconscience de jeunesse, car le vol va tourner au meurtre: «Madame Souami? C’est pour un sondage. Vous connaissez la lessive « Normal »? Tenez, cadeau pour vous.». Quelques instants plus tard, le plan dérape. «Je trébuche – raconte Wafa – sur ses chaussures qu’elle n’a pas eu le temps de ranger… Adel nous pousse violemment et ferme la porte à clé… Elle n’a pas le temps de crier, il a la main sur sa bouche… Elle se débat une longue minute avant de se figer. Elle est morte? – Mais non, t’es folle? Elle est juste évanouie.». Dans leur précipitation, les deux complices fouillent l’appartement sans rien trouver de valeur et s’enfuient en emportant… un pot de confiture, seul butin de cette escapade absurde. Et un crime indélébile sur la conscience…

L’assassinat provoque la rencontre décisive du roman. Les deux personnages finissent par tomber nez à nez avec Slim, le fils de leur victime. Loin de les dénoncer, cet homme étrange et solitaire, ancien professeur de philosophie, misanthrope assumé, décide de prendre sous son aile les deux intrus, dans un geste aussi généreux qu’inattendu. Slim y voit un signe du destin, presque une grâce divine. Dans ses carnets philosophiques où il consigne ses pensées, il écrit: «Je suis reconnaissant à Dieu de m’avoir mis sur le chemin de ces créatures. J’ai enfin une mission: les guider vers la lumière. Merci mon Dieu. Aujourd’hui, je suis un autre homme. Je me repens chaque jour de mes péchés». L’homme a trouvé un chemin de rédemption personnelle, profession de foi qui prend tout son sens si l’on considère la tentative de vol de la vieille femme et la mort qui en découle comme des symboles de l’Algérie elle-même, mise à sac par la corruption et la folie des dirigeants.

Initiation d’une jeunesse affamée de liberté

À travers la formation de ce trio intergénérationnel, le roman brosse en creux le portrait d’une jeunesse algérienne contemporaine affamée de liberté et de savoir. Grâce à Slim, qui l’encourage et lui prête des ouvrages, Wafa découvre la philosophie et la littérature. Le mentor exigeant lui propose de lire «Le gai savoir» de Nietzsche. L’effet est foudroyant. «Je suis comme hypnotisée par le bouquin. Je lis comme ça, au hasard, quelques phrases à la fois biscornues et simples. Ça me plaît» confie Wafa, transportée par cette découverte intellectuelle. La soif de connaissance de la jeune fille, jusque-là bridée, s’épanouit.

Adel, de son côté, est tout aussi avide de changement, mais ses préoccupations diffèrent. Issu d’un milieu modeste, orphelin de mère et en conflit avec un père autoritaire, il porte le poids de responsabilités familiales. Conscient de la précarité de sa situation, il pense pragmatiquement «aux millions qu’il [devrait] épargner pour aller au Canada» avec Wafa. Dans son journal, il raconte ses débrouilles quotidiennes: «Après la peinture, je me suis improvisé menuisier… Ensuite je me suis mis à la plomberie. Y a de bons tutos sur Internet. Slim achète tout le matériel, je m’en sors plutôt bien. À part le jour où le robinet m’a pété dans la main. Ça ne s’arrêtait pas de couler, l’eau et le sang de mon index.». Par de telles touches de réalisme, le roman ancre les aspirations d’Adel dans la rugosité du quotidien, entre système D et factures à payer.

Hajar Bali décrit avec finesse le poids écrasant des normes sociales sur ces jeunes en quête d’autonomie. Wafa, par exemple, se tourmente à l’idée de présenter Adel à ses parents, sachant que leur union libre ferait scandale: «Comment je vais le présenter à mes parents? C’est mon copain. Il n’a pas de mère, il ne s’entend pas avec son père, il ne travaille pas vraiment, on veut émigrer au Canada… nous deux, on ne veut pas entendre parler de mariage… Quel programme! C’est inextricable.». La pression familiale est telle que la jeune femme finit souvent par exploser de colère: «Pourquoi toutes ces complications? En quoi ça les regarde, ce que je vis? Qu’est-ce qu’ils font, eux, pour moi, à part me gronder et lire mes bulletins en fin de trimestre?».

La quête d’émancipation individuelle y est dépeinte comme un bras de fer constant avec les interdits sociaux – bras de fer dont Bali se garde de donner une vision manichéenne. Mais le roman s’attache surtout aux forces vives du changement.

Révolution dans la rue, désillusions sous le même ciel

Après avoir exploré la révolution intime de ses personnages, Hajar Bali inscrit leur trajectoire dans le contexte d’une véritable révolution politique. «Partout le même ciel» prend alors une envergure quasi documentaire, capturant au plus près l’effervescence du soulèvement populaire de 2019 en Algérie, le Hirak. Le récit bascule quelques années après la rencontre du trio, lorsque le pays entier, soudain, se lève pour réclamer la fin d’un pouvoir sclérosé. La chronique de cette révolte est l’un des points d’orgue du roman, décrite avec une intensité palpable. On y retrouve Slim, Wafa et Adel projetés au cœur de l’histoire en marche, aux côtés de milliers d’anonymes. Quelques jours avant la première grande manifestation, les rumeurs circulent fiévreusement: «Tout le monde parle de ce mystérieux appel sur Facebook. C’est demain, ils disent… Ça devrait commencer juste après la prière du vendredi.» Le jour venu, la foule envahit les rues d’Alger, mêlant toutes les classes sociales, tous les âges, dans une ferveur inédite.

Pour Slim, l’idéalisme mystique rejoint enfin l’action concrète: lui qui prêchait la révolution à ses deux jeunes amis voit ses espoirs se réaliser. «Slim dit: c’est l’occasion pour nous d’inventer un langage nouveau, et même, si vous le voulez, une haine nouvelle. Dans la rue», clame-t-il, galvanisé par l’ampleur de la contestation. On le voit haranguer la foule devant la Grande Poste d’Alger, vulgarisant la philosophie pour le commun des manifestants. Le ton est à l’euphorie: «Je suis dans la pureté de la révolution. Voilà. C’est ça. Je suis propre, sans tache» s’exalte Slim au milieu des chants patriotiques et des slogans criés à l’unisson. Le récit restitue l’ivresse collective de février 2019, cette «joie immense, enfiévrée» d’un peuple qui reprend possession de l’espace public. Adel et Wafa, comme tant d’autres, décident alors de remettre à plus tard leur exil au Canada: l’espoir d’un changement réel au pays les retient. Sous ce ciel d’Algérie enfin uni par un même élan, ils veulent croire que leur avenir peut se construire ici.

Mais les lendemains déchantent. À la ferveur du printemps succède la répression d’un pouvoir qui se renfrogne. Le roman n’élude pas la brutalité du retournement de situation: «Le rêve finit par s’évanouir… Le langage de la matraque a repris ses « droits ». Arrestations massives. Emprisonnements arbitraires… Personne n’est épargné.» En quelques mois, l’utopie populaire est brisée, laissant place à une chape de désillusion. Ce basculement tragique s’incarne dans le destin de Slim, le plus idéaliste des trois. Incapable de supporter la trahison de ses espoirs, rongé par l’amertume, Slim finit par se suicider, symbolisant dès lors l’échec des jeunes Algériens à s’approprier leur pays. Hajar Bali donne une portée sacrificielle à cette figure de mentor: Slim apparaît comme un martyr de la révolution avortée, un de ces êtres d’exception qui se consument lorsque l’Histoire reprend ses droits les plus cruels.

Adel et Wafa tentant de recoller les morceaux de leur vie sous un régime redevenu oppressif. Deux ans après la révolte manquée, le couple vit sous le coup d’une interdiction de sortie du territoire national, comme tant d’autres jeunes ayant pris part aux manifestations. L’étau s’est à nouveau resserré: la sécurité d’État traque les contestataires, parle de «supposées menaces extérieures» et promet de «leur ôter l’envie de recommencer leurs balades du vendredi». La contre-révolution triomphe, l’«espoir agonise», et Wafa comme Adel n’attendent plus qu’une chose: la levée de leur interdiction de voyager pour enfin s’envoler vers Montréal et réaliser ce vieux projet d’exil. La boucle est bouclée, tragiquement.

«Partout le même ciel», Hajar Bali, 320 pages. Éditions Belfond, 2025. Disponible en précommande dans les librairies.

Par Karim Serraj
Le 26/12/2025 à 09h56