Billet littéraire KS. Ep. 64. «Pays amer», de Georgia Makhlouf, ou l’impossible Liban

L'écrivaine franco-libanaise Georgia Makhlouf.

Georgia Makhlouf tisse un récit à deux voix qui relie, par-delà un siècle, deux femmes libanaises en quête de liberté. À travers le journal intime d’une photographe pionnière des années 1920 et les errances d’une jeune artiste d’aujourd’hui, l’auteure explore la mémoire, l’exil, l’identité et les fractures d’un pays qui oscille entre splendeur passée et déclin présent. Un roman incandescent où la photographie devient un langage de résistance.

Le 17/10/2025 à 10h00

«Pays amer», de Georgia Makhlouf, publiée en janvier 2025 aux Presses de la Cité, est un double récit, avec deux histoires imbriquées, mais qui finissent par s’interpénétrer de manière flamboyante. Deux femmes libanaises, séparées d’un siècle d’Histoire, tissent un pont mystérieux entre le passé et le présent d’un Liban marqué par l’instabilité et la violence. Mona, en 2020, mène une jeunesse en marge à Beyrouth. Un jour, dans un village, elle tombe sur une demeure somptueuse, mais abandonnée. Elle apprend que son ancienne occupante, Marie Karam, était une femme singulière: figure inspirée de la vraie Marie el-Khazen (1899-1983), photographe dans les années 1920, farouchement indépendante, passionnée de chasse et entourée d’animaux vivants ou empaillés. Poussée par la curiosité, Mona entreprend une véritable enquête et découvre que le journal intime de Marie a été soigneusement conservé, accompagné d’une impressionnante collection de clichés révélant un talent photographique exceptionnel, retrouvée dans un poulailler et conservée aujourd’hui par la Fondation arabe pour l’image.

La lecture de ce journal lui ouvre alors des horizons insoupçonnés: elle y découvre des fragments oubliés de l’histoire du Liban au début du 20ème siècle, ainsi que celle de plusieurs pays arabes — notamment l’Égypte — qui ont été le théâtre d’un féminisme vibrant, confiant et en pleine expansion. Le dispositif narratif, avec un Liban actuel déchiré par la guerre, et les extraits du journal intime de Marie, met en lumière les thèmes majeurs du roman: la mémoire collective, l’identité, l’exil, la transmission, le déracinement, la guerre et les liens familiaux. Makhlouf écrit dans un style à la fois poétique et documenté, mêlant roman, essai et témoignage. Les deux destins féminins, confrontés au même poids de la tradition et des préjugés sociaux, reconstruisent un imaginaire oublié avec un décalage saisissant de cent ans, tout en dépeignant un pays «amer» qui oscille entre splendeur passée et ruine présente.

La liberté sans concession

Le journal intime de Marie Karam agit comme un vestige du passé. Il ouvre à Mona des pans inconnus et l’amène à revisiter l’histoire du Liban oubliée. En ce sens, «Pays amer» est un ouvrage à califourchon: le récit montre comment le souvenir de Marie résonne chez Mona.

Issue d’une famille aisée maronite au début du 20ème siècle, Marie incarne une rébellion précoce contre les conventions sociales. Dès l’adolescence, elle refuse le mariage arrangé imposé par ses parents, préférant une vie de solitude dédiée à ses passions: la photographie, les animaux et les voyages. Cette non-conformité la marginalise, la faisant passer pour une «originale solitaire» aux yeux de sa communauté. Mona, quant à elle, vit une «jeunesse marginale» dans le Beyrouth contemporain, marqué par les crises économiques, les explosions et les conflits. Opposée à sa famille qui voit la photographie comme un simple hobby plutôt qu’un métier, elle symbolise la persistance des entraves sociales malgré les apparences de modernité.

Elle interroge la nécessité de rompre avec l’héritage familial pour conquérir la liberté: «Pourquoi tant de femmes qui croisent ma route et qui ont voulu vivre libres ont-elles pris des pseudonymes? Cela veut bien dire que notre assujettissement est inscrit dès la naissance, se met en place dès le berceau. Arracher ses racines, se soustraire à son héritage, quitter le rang que nous assigne la généalogie, est-ce le seul moyen de s’en sortir?»

Le recours au pseudonyme évoque des figures historiques comme George Sand ou les trois sœurs Brontë qui ont publié des romans sous des noms d’hommes, mais l’écrivaine ancre l’utilisation des noms d’emprunt dans le contexte moyen-oriental. Elle évoque ainsi les mouvements féministes de la Nahda (Renaissance arabe) au début du 20ème siècle, où des femmes comme May Ziadé — rencontrée par Marie dans le roman — ont lutté grâce à des pseudos pour affirmer le rôle de la femme arabe.

Marie maîtrisait parfaitement l’usage de la chambre noire. Elle mettait parfois en scène ses modèles, les parant de tenues soigneusement choisies. C’est ainsi qu’est né son célèbre cliché Deux femmes déguisées en hommes: un portrait frappant d’elle-même et de sa sœur Alice, cigarettes aux lèvres, vêtues de costumes masculins occidentaux, posant sous le regard austère du grand portrait peint de leur grand-père, Cheikh Saïd al-Khazen.

Les obstacles subis par les femmes (pression familiale, place de l’artiste) restent similaires. Le Liban, mis à part une vitrine de discothèques, d’établissements nocturnes à la mode, et un semblant de liberté dans les années 1990, semble s’être figé définitivement comme une vieille pellicule. Le procédé narratif lui-même se construit sur ce passage de témoin: chaque découverte d’archives (photographies, lettres, carnet) relie la jeune photographe à une histoire qui aurait pu être effacée. Au fur et à mesure, Mona se sent de plus en plus proche de Marie, comme si le temps s’estompait. Les deux femmes ont vécu les mêmes difficultés à s’affirmer comme photographes. Mais quel sens donner à ce cliché captant l’instant en pleine effervescence? Celui de la réalité, de la vie, la photo devenant une capture de ce qui est.

La triste fin de Marie

Marie, envoyée en pension puis internée à l’asile d’Asfourieh pour son audace (exposer des photos de femmes travesties en hommes), paie le prix de sa liberté par l’isolement et la folie. Mona trouve un miroir à ses propres tourments: opposition familiale, solitude affective et quête de sens dans un pays en déliquescence. Cette alternance des voix crée un effet de résonance, où les similitudes — refus des rôles genrés, passion pour l’art — soulignent la continuité des oppressions. Cependant, Makhlouf évite le manichéisme: les personnages ne sont pas des héroïnes idéalisées, mais des êtres vulnérables, marqués par le chagrin: «Je me sens tellement seule. Mon chagrin explose en moi comme une bombe. J’ai dans la bouche un goût de plomb, je n’ai plus faim ni soif. Juste une envie de disparaître dans un sommeil profond.» Le lecteur découvre que les bombes, qui ravagent le Liban moderne, sont intérieures et douloureuses.

Mona vit sa propre quête d’identité libérée. Elle rejette le mariage et aspire à la liberté artistique, tout en s’engageant pour une société civile. Pourtant, célibataire et amoureuse hors des normes, elle est aussi ostracisée par les siens. Par exemple, le roman évoque son combat intime de devoir assumer seule une grossesse non désirée et avorter – épreuve dont le poids reste encore très personnel. Cette difficulté moderne, moins spectaculaire que l’assignation à l’asile, montre que la contrainte sociale a simplement changé de forme. Ces choix de vie volontairement marginaux relient les deux héroïnes: aucune ne se conforme aux attentes familiales. Mais c’est précisément en défiant ces lois tacites que Marie et Mona affirment leur être profond. L’amour et la fidélité au désir deviennent des actes révolutionnaires. Makhlouf célèbre ce combat.

Le rôle de la photographie: un art libérateur face aux mots qui enferment

Au cœur de «Pays amer», la photographie transcende le statut d’outil technique pour devenir un acte de résistance et d’affirmation de soi. Pour Marie et Mona, l’objectif permet de capturer l’invisible: les femmes «reléguées dans les coulisses», les corps et gestes oubliés par l’Histoire. Makhlouf transforme l’art en métaphore de la liberté: «Je ne sais pas faire avec les mots. Mais avec les images, si. Leur liberté me sied mieux que les mots qui enferment.» Chez Marie, qui documente la vie rurale sous le Mandat français, les clichés deviennent des actes subversifs: immortaliser des Libanaises dans une marche improbable, comme dans la célèbre nouvelle Gradiva (1903) de l’écrivain allemand Wilhelm Jensen.

Mona, influencée par ces découvertes, adopte un regard similaire sur le Beyrouth défiguré, transformant le banal en significatif. Dans un contexte où les femmes sont affectées à des rôles domestiques, la photographie devient un «territoire à investir», un espace sans frontières: «Mais moi, je l’entends comme le signe d’une liberté dont je rêve et que je peine à conquérir.» En les visualisant, elle y décèle son propre chemin, et une réflexion sur l’art: le roman, en décrivant des photos absentes, invite le lecteur à les chercher en ligne, prolongeant l’expérience au-delà du texte. Plusieurs décennies plus tard, Mona tente de faire «parler» les cicatrices visuelles du Liban meurtri (décors urbains marqués par la violence, du port de Beyrouth jusqu’aux ruines urbaines).

Le Liban entre splendeur et déclin

Le Liban n’est pas un simple décor; il est un personnage à part entière, incarnant l’impossibilité de la vie. La maison abandonnée de Zghorta, surplombant une colline, symbolise ce déclin: splendeur fanée, comme le Liban lui-même. De l’ère d’occupation française aux crises actuelles — guerres, corruption —, le pays reflète les tourments intérieurs des héroïnes: «Quand pourrai-je à nouveau désirer avec constance? M’inscrire dans la durée? Ne plus avoir dans la bouche cet arrière-goût amer?» Cet arrière-goût métaphorise la désillusion nationale, où le présent empêche toute inscription durable. Makhlouf exploite ce passage pour fusionner le personnel (vie intérieure des femmes) et le collectif (ruine du pays), évoquant une nostalgie pour les paysages aimés.

«Au fond, je suis et reste une rêveuse, aspirant à m’abîmer dans les paysages que j’ai tant aimés.» Marie, s’abîmant dans la nature libanaise, contraste avec Mona, confrontée à un Beyrouth gris et bombardé. Cette dualité temporelle — effervescence des années 1920 vs. chaos contemporain — est le signe de la perpétuelle instabilité.

Ainsi, les ruines urbaines de Beyrouth et le foyer ancestral de la montagne dialoguent: l’un est le théâtre d’un chaos politique, l’autre d’un ordre social révolu. L’exil se ressent autant dans ces espaces que dans les personnages: Mona, loin de renoncer au Liban, se trouve néanmoins étrangère chez elle, marquée par le déracinement progressif de sa nation. Les années 1920 sont une époque de construction nationale; elle peint ce Liban en devenir comme «cosmopolite et élégant», dont Marie a payé le prix fort en finissant dans l’asile, puis le roman s’effondre de lui-même, sur la crise multiforme du Liban moderne.

L’exil se manifeste moins dans un départ géographique que dans un déracinement intérieur. Les deux héroïnes connaissent, chacune à son époque, un divorce par rapport aux lieux rassurants: Marie quitte le confort provincial pour Bour­lou, puis est enfermée loin de sa liberté; Mona ne parvient pas à recréer de véritables racines à Beyrouth, partagée entre sa ville natale et un fantasme de stabilité en rupture avec la réalité. Le roman évoque ainsi la désillusion de plus d’une génération. Il a reçu le 1er Prix Méditerranée des lecteurs - Bibliothèques de Perpignan, et est en lice pour le Prix de la Littérature arabe coorganisé par l’Institut du monde arabe et la Fondation Lagardère.

«Pays amer», Georgia Makhlouf», 304 pages. Presses de la Cité, 2025. Prix public: 195 DHS.

Par Karim Serraj
Le 17/10/2025 à 10h00