Certains livres sont fossilisés à jamais dans l’imaginaire de toute une génération. C’est le cas des chefs-d’œuvre de l’écrivain maudit Mohammed Khaïr-Eddine, un ébranlement sismique littéraire qui demeure inégalé dans les lettres maghrébines. Il s’engage très tôt en littérature après sa découverte de Rimbaud. Il appartient à la génération née sous le protectorat français (en 1941), qui a vécu son adolescence durant les premières années du Maroc indépendant. Il convertira Tafraout dans le Souss, sa région natale, et la ville d’Agadir, en des lieux littéraires puissants d’où part toute son œuvre, et n’en sort jamais, puisant dans le terroir de l’enfance pendant vingt-huit ans ses histoires, ses personnages légendaires inspirés de vraies figures qui le hantent, le torturent toute son existence, comme une blessure secrète indépassable.
À 20 ans, Mohammed Khaïr-Eddine débarque à Agadir juste après le tremblement de terre, nommé aux affaires sociales, et va vivre dans sa chair la tragédie des survivants. Il recueille des récits intimes bouleversants, qui le traumatisent et dont il tire son premier roman, l’onirique «Agadir» (1967,Seuil): «Il n’y a plus le moindre soupçon de ville ici» (p.10), écrira-t-il. «Je suis ici pour redresser une situation particulièrement précaire», car «la ville choit, goutte d’huile jaune veinée rouge blanc, sur les replis moelleux de ma mémoire» (p.21), avant de se rendre à l’évidence à la fin que le récit est indomptable: «Non, l’histoire n’existe pas. On l’a fabriquée suivant une chronologie plus ou moins juste. On a mis en relief des événements. Et on a nommé ça l’Histoire. On a certainement bien fait les choses. Mais on s’est trompé sur les choses qu’on a ainsi groupées. Elles n’ont rien à voir entre elles.» (p.86) Il décrit un séisme terrestre iconoclaste qui finit par ébranler la forme même du récit, une explosion d’images, de mots où la beauté de la langue poétique prend le dessus. Un récit récompensé la même année par le prix «Enfants terribles» fondé par Jean Cocteau.
Dans «Le déterreur» (1973, Seuil), également disponible dans ce coffret, Mohammed Khaïr-Eddine revisite la légende d’un étrange vieillard du Souss, un autre personnage familier de son enfance, qui déterre les morts, leur parle, et finit par en grignoter des petits bouts… L’écrivain affirmera plus tard dans l’émission Apostrophe de Bernard Pivot, que cet homme a vraiment existé. Au-delà du mythe, ce sont des histoires ancestrales de Tafraout qu’il ressuscite. Il donnera les clefs de son roman épique dans «Le temps du refus, entretiens 1966-1995» (1999, L’Harmattan): «Le véritable déterreur est celui qui déterre tout ce qu’il y a de plus sacré dans une société, pour l’exposer au grand public, et le critiquer. Pour moi, le cimetière, c’est le pays, ce sont tous les pays du monde. Tous les révolutionnaires sont pour moi des déterreurs. Le déterreur est un homme subversif.» (p.42)
Citons un dernier roman incontournable de ce coffret: «Légende et vie d’Agoun’chich» (1984, Seuil). Le chantre des métaphores et des anathèmes nous plonge encore une fois dans les montagnes du Sud, et évoque l’histoire d’Agoun’chich qui circule entre les arbres dans les grands territoires où se perd le vent. Agoun’chich, sorte de bandit d’honneur, veut tirer vengeance des assassins de sa sœur. Accompagné par un autre personnage, appelé «le violeur», il entreprend une longue errance à travers le Souss, qu’interrompent des récits picaresques de guerre atemporelle et de longs moments de réflexion. Le merveilleux s’y mêle, et à mesure que les deux compères descendent vers la plaine, l’ennemi devient l’envahisseur colonial.
Salué de son temps par la critique, Mohammed Khaïr-Eddine demeure l’un des auteurs les plus importants de la littérature marocaine de langue française. Il fonde en 1964 avec Mostafa Nissaboury le mouvement «Poésie toute». Il s’exile volontairement en France en 1965, et devient, pour subsister, ouvrier dans la banlieue parisienne. À partir de 1966, il publie dans la revue Encres vives et collabore en même temps aux revues Les Lettres nouvelles et Présence africaine. Il fut l’ami intime de Jean-Paul Sartre, Aimé Césaire ou Léopold Sédar Senghor, ce dernier étant intervenu pour lui au Maroc pour plaider la levée de l’interdiction de ses écrits jugés politiquement incorrects entre 1967 et 1979. La même année, en 1979, il revient au bercail, définitivement, au Maroc. Aujourd’hui, son roman «Il était une fois un vieux couple heureux» (écrit en 1993 et édité en 2002, Seuil) -réédité dans le coffret- est programmé au lycée marocain. Une belle revanche de l’écrivain décédé en 1995, un 18 novembre, jour de la fête de l’Indépendance de son pays.
Cette réédition des principales œuvres de Mohammed Khaïr-Eddine est le fruit d’un partenariat entre l’Académie du Royaume du Maroc, le Conseil de la communauté marocaine à l’étranger (CCME) et les éditions Le Fennec.
Coffret «Mohammed Khaïr-Eddine». Éditions Le Fennec, collection «Du Maroc et du Monde», 2024. Prix public: 320 DH.