102 ans: un bel âge pour mourir, non? Surtout si, durant son passage sur terre, on a pris la peine de bâtir, ici et là, de par le monde, quelques-uns des plus beaux édifices publics dédiés à l'art.
Ieoh Ming Pei est décédé, à New York, durant la nuit du mercredi à jeudi derniers. Aux yeux du grand public, il est et restera à jamais l'auteur de la pyramide du Louvre. Un objet architectural parisien, devenu, en très peu de temps, presque aussi iconique de la ville-lumière que la Tour Eiffel. Pour preuve, les millions de touristes, en provenance du monde entier, l’ont adoptée comme fond de décor privilégié de leur selfies.
Et pourtant! Lorsqu'en 1983, deux ans seulement après son élection, le président François Mitterrand avait imposé aux Français le projet, comme "le fait du Prince" -c'est-à-dire, sans concours ni appel d'offre-, ce fut un tollé général. Les défenseurs du patrimoine, de tous bords, s'élèvèrent contre cette "profanation culturelle". Un journaliste de France 3 avait alors résumé la position de la majorité: "que vient faire, ici, ce Chinois d'Amérique, avec son modèle archéomoderne d'inspiration égyptienne?"
Il faut dire que l'architecte sino-américain était alors très peu connu des Français, bien qu'il ait obtenu, la même année, le Prix Pritzker, le Nobel de l'architecture comme on a coutume de dire -la mode des architectes stars n'ayant pas encore pris les proportions qu'on lui connaît aujourd'hui.
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Le but premier du projet était d'utiliser le sous-sol de la vaste cour Napoléon pour relier les trois ailes du vieux palais, afin d'en fluidifier la circulation et gagner, par la même occasion, de l'espace -beaucoup d'espace- supplémentaire, consacré à de nouvelles salles d'exposition. Mais pourquoi ne pas, au passage, faire de la verrière centrale -destinée à prodiguer, à ce vaste ensemble, un éclairage naturel- un geste architectural marquant? Et la pyramide fut conçue. Toute de verre et d'acier.
Jack Lang raconte comment, en 1980, lors d'un voyage à Washington, Mitterrand et lui-même avaient fait la connaissance de Pei. Ce denier venait de réaliser, peu de temps auparavant et avec succès, l'extension de la National Gallery of Art. Le duo avait été séduit par cet architecte alliant si audacieusement modernité et classicisme, reposant toutes ses créations sur le principe d'un module, un seul, le triangle, agencé de mille façons. Les deux hommes s'étaient promis de faire appel à Pei, pour un projet d'envergure, si jamais ils accédaient au pouvoir.
Dès l'inauguration du Grand Louvre, en 1988, la violente polémique n'est plus qu'un mauvais souvenir. Le succès est aussi immédiat que planétaire. En 1993, le président remet, en personne, la Légion d'honneur à l'architecte.
Ieoh Ming Pei est né en 1917, dans la ville de Canton -surnommée la Venise chinoise-, au sein d'une famille de riches banquiers. En 1935, il s'envole pour les États-Unis qu'il ne quittera plus. Il commence par être diplômé du MIT (Massachussetts Institute of Technology), avant de rejoindre le département Design de Harvard, où il suivra les cours de Walter Gropius -fondateur du premier et plus important mouvement architectural moderniste, le Bauhaus. Il sera naturalisé en 1954 et ouvrira son propre cabinet au début des années soixante-dix.
Les historiens, spécialistes de l'architecture, sont unanimes à considérer que Pei a exercé une influence déterminante dans la vision architecturale des grands musées internationaux construits ces trois dernières décennies.
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Outre les extensions de la National Gallery of Art à Washington et du Grand Louvre parisien, Pei est également l'auteur du Musée Miho (1997), dans les montagnes de Shiga, près de Kyoto (Japon). Enterré aux trois quarts -car dans un site naturel classé-, on y accède par une allée bordée de cerisiers, puis une passerelle à haubans, conduisant à un tunnel monumental, débouchant sur le bâtiment principal, au toit de verrières triangulaires. Le musée abrite une riche collection d'art occidental et oriental.
La dernière grande réalisation de Pei date de 2008. Il s'agit du Musée des arts islamiques de Doha (Qatar). Construit sur une île artificielle, l'édifice de cinq étages est une composition cubiste, d'une simplicité sophistiquée, jouant savamment des variations d'ombre et de lumière. Il a été pensé par le Maître comme "une sculpture, la quintessence de l'architecture arabe", selon ses propres dires. Pour une fois, il n'y est question de triangle d'aucune façon. Un joyau, taillé comme un diamant jaune géant, posé au milieu du désert, en guise de testament.
Adieu, l'architecte.