«J’écoute régulièrement les émissions religieuses sur nos chaînes de radio (…) pour écouter les fkihs, leurs explications et souvent… leurs délires! Parce que ces fkihs ont une grande influence sur une plus grande partie de la population. Ce matin, sur Chada FM, j’ai écouté le fameux fkih incitant à l’obscurantisme, avec un discours dangereusement rétrograde», dixit Soumaya Naâmane Guessous.
L’auteur de «Au-delà de toute pudeur» a été un lanceur d’alerte en postant sur Facebook, le 19 janvier 2018 à 18 h 11, une lettre ouverte à plusieurs ministres, dont celui des Habous et des Affaires islamiques, à la Rabita Mohammédia des Oulémas, à la HACA, «et à toute Marocaine et Marocain qui aime son pays».
«Scandaleux», écrit la célèbre sociologue marocaine, «un fkih marocain, sur radio Chada FM» aurait «découvert les ‘‘causes’’ du cancer du col de l’utérus et de l’utérus». En effet, Chada FM, qui diffuse chaque vendredi de 10 heures à 12h15, l’émission religieuse «Dine oua Dounia», dans laquelle officie l’inénarrable fkih Abderrahmane Sekkache, a consacré l’édition du 19 janvier à la thématique des relations sociales en islam. En répondant à une question, pratiquement à la fin de l’émission, sur le contexte et la raison pour laquelle la «idda» (période de viduité) a été instaurée pour l’épouse après le décès de son époux, le fkih vedette de Chada FM nous a «révélé» une grande découverte, celle des causes du déclenchement du cancer de l’utérus et du col de l’utérus.
Selon lui, des scientifiques occidentaux -il se garde bien de préciser lesquels- auraient fait une découverte extraordinaire: lorsqu’une femme a sa première relation sexuelle, le sperme de son mari s’inscrit dans son vagin et son utérus. L’utérus inscrit alors dans le vagin le code de ce premier sperme. Ce code lui interdit un sperme venant d’un autre homme. Si la femme en reçoit un, elle déclenche par là-même un cancer de l’utérus ou du col de l’utérus. «C’est pour cela, affirme-t-il, que l’islam a instauré une période de «idda» de 4 mois et 10 jours après le veuvage".
Les scientifiques occidentaux ont découvert que cette période de «idda» est indispensable pour permettre à l’utérus d’effacer l’ancien code du mari défunt et d’être prêt à donner un nouveau code à l'époux de la veuve.
Ces propos font courir des risques graves à la santé des femmes. Celles d’entre elles qui sont mariées, et qui ajouteraient foi aux paroles de ce fkih, peuvent se dire que si elles n’ont pas de relations sexuelles extraconjugales, elles n’ont que faire du dépistage du cancer de l’utérus ou du col de l’utérus puisqu’elles sont protégées! C’est là une affaire de santé publique. Le professeur Naâmane Guessous s’en est indigné: «Comment l’Etat peut-il rester indifférent face à ces propos alors qu’il organise des campagnes pour sensibiliser la population féminine aux risques de cancer et pour encourager le dépistage et la prévention!»
Outre ce risque de santé publique, les propos du fkih Sekkache font peser la suspicion et jettent l’opprobre sur toutes les femmes qui ont eu, qui ont ou qui auront le cancer de l’utérus ou du col de l’utérus, parce qu’elles seraient présumées coupables d’office d’avoir elles-mêmes provoqué ces cancers en ayant des relations sexuelles extraconjugales. Toute femme qui aurait ce cancer se verrait ainsi stigmatisée. D’ailleurs, notre fkih ne fait pas dans la dentelle. Il conclut que les femmes infidèles, celles coupables d’adultère selon le vocabulaire religieux, et les prostituées, sont donc assurées de développer un tel cancer.
La sociologue Naâmane Guessous conclut son appel: «Est-il normal que le Maroc du XXIe siècle, ayant de si grandes ambitions pour se moderniser, éduquer sa population et lutter contre l’obscurantisme religieux, permette encore ce genre d’idioties? (…) Est-il acceptable que des responsables de chaînes de radio donnent l’antenne à des fkihs aussi ignares pour informer et orienter notre population?».
S’il est vrai que les Marocains se sont réconciliés avec leurs radios et que la parole s’est libérée sur les ondes de ces médias, il est aussi vrai que beaucoup de nos concitoyens ont une confiance aveugle en ces fkihs. Dans ces conditions, y a-t-il une irresponsabilité sociale plus grande que celle de laisser libre cours aux délires des plus obscurantistes et des plus extrémistes d’entre eux, au prétexte qu’ils font de l’audience? La course à l’audimat ne peut tout justifier.
Certes, la rentabilité économique de l’entreprise et sa pérennité sont indispensables. Les médias audiovisuels ont cependant leur spécificité. Ils ont une éthique, une déontologie et des règles professionnelles à respecter. Les radios qui ouvrent leurs antennes à ce genre de prédicateurs ne se rendent peut-être pas suffisamment compte que l’obscurantisme, l’extrémisme, la stigmatisation de la femme et la haine ne sont pas des idées ou des courants de pensée, mais des armes de destruction qui font objectivement le lit des idéologies extrémistes et violentes.
Quant au prédicateur Abderrahmane Sekkache, il n’en est pas à son premier dérapage. Il est même multirécidiviste. Ainsi, dans l’édition concernée, M. Sekkache a rudement conseillé aux femmes de porter non pas le «hijab» (le voile), mais le «khimar» (la burqa). Il a interdit les salutations par les mains entre les deux sexes et les a présentées comme un grand péché! Dans une autre édition, il a considéré le prêt à intérêt, qu’il a assimilé au «riba», comme une guerre faite à Dieu!
Que fait la HACA, chargée de par la loi du contrôle (toujours a posteriori sinon c’est de la censure) des contenus des programmes des médias audiovisuels? La HACA, faut-il le préciser, ne peut prendre de sanctions qu’en vertu des dispositions des cahiers des charges des médias audiovisuels et des lois encadrant le secteur en vigueur. Au jour d’aujourd’hui, l’instance nationale de régulation de l'audiovisuel a adressé deux avertissements à Chada FM. Le premier l’a été le 10 juillet 2015 (relatif à l’édition du 13 mars 2015 de «Dine oua Dounia ») et sanctionnait la charge menée par M. Sekkache contre les chiites marocains en utilisant des qualificatifs péjoratifs et insultants à leur égard, au chiisme iranien et à l’Iran. Quant au second avertissement, il date du 1er mars 2016 (relatif à l’édition du 16 octobre 2015) et sanctionnait la discrimination envers les femmes: le fkih avait dénié le droit au travail de la femme, le considérant comme un péché si l’époux pourvoyait à tous les besoins de l’épouse.
La multiplication des avertissements, dans des cas de récidive dans la même émission de la même radio et par le même invité (M. Sekkache est l’invité permanent de l’émission) comme c’est le cas ici, finit par banaliser les avertissements. Afin de garder aux sanctions de la HACA leur force dissuasive, ne serait-il pas temps de passer à la gradation des sanctions: sanctions pécuniaires qui peuvent atteindre jusqu’à 1% du chiffre d’affaires de l’opérateur, suspension d’une émission ou d’un média audiovisuel, réduction de la durée de la licence jusqu’au retrait définitif de la licence. On le voit, la palette des sanctions est large.
Plus globalement, les émissions religieuses, sur les radios privées, souffrent de handicaps structurels. Elles ne disposent pas d’animateurs capables de diriger l’invité et de porter la contradiction. Ce sont en fait de simples auxiliaires dociles. Ensuite, il s’agit d’émissions interactives où le débat contradictoire est quasiment absent. Aucune des radios privées ne dispose d’une émission religieuse de débat. En outre, ces émissions ne bénéficient d’aucun encadrement doctrinal du ministère des Habous et des Affaires islamiques ou de la Rabita Mohammédia des Oulémas.
Enfin, le handicap majeur est l’absence de pluralisme des courants de pensée et d’opinion (prévu par l’article 9 des cahiers des charges de Chada FM). Chaque émission religieuse a un invité permanent qui prêche sa pensée unique. Et pourtant, il y a eu une émission de qualité prônant et mettant en œuvre une interprétation tolérante et ouverte de l’islam. Elle a été diffusée pendant un an et demi sur MFM Radio. Il s’agit de l’émission hebdomadaire «Fi al Omk» diffusée entre mars 2014 et août 2015, qui avait comme invité Mohamed Abdelwahab Rafiki, alias Abou Hafs. Aujourd’hui, il anime l’émission «Istafti Albak» (Interrogez votre cœur). C’est une émission hebdomadaire diffusée chaque vendredi à 19h15, pendant une demi-heure, depuis le mois de septembre 2017 sur la télévision délocalisée «Télé Maroc».
Le témoignage de cette ancienne figure de proue de la mouvance salafiste extrémiste, actuellement partisan d’un islam des Lumières, dans les émissions religieuses, nous montre qu’une autre lecture de l’islam est possible. Ces émissions ont besoin d’un contrôle et d’une réorientation. La plupart d’entre elles véhiculent une lecture bornée de l’islam et une religiosité populaire traditionnelle en complète contradiction avec l’islam ouvert et modéré promu dans les discours officiels. Ces émissions ne contribuent nullement à une lecture éclairée, ouverte et contemporaine de la religion.