En principe on ne va pas au cinéma pour retrouver sur un écran le malheur du monde, d’un pays, d’une société, d’une famille. On s’enferme dans une salle obscure pour comprendre, sentir, partager une émotion à propos de personnages ayant rencontré le malheur, l’injustice, la violence du monde. Le cinéaste nous ouvre une fenêtre ou une porte sur un imaginaire frappé par l’intolérable. Une distance est nécessaire entre la réalité et sa représentation par images en mouvement. Coller à cette réalité, c’est ne pas la comprendre.
Je viens de voir le dernier film de Faouzi Bensaïdi Volubilis au Festival international du cinéma méditerranéen à Montpellier. Je sais qu’il sort ces jours-ci dans les salles du Maroc. C’est un film qui plaira certainement au grand public. Faouzi Bensaïdi a fait le choix de raconter une histoire d’amour entre un homme et une femme pauvres, très pauvres. Abdelkader est vigile dans un mall à Meknès, Malika femme de ménage chez un couple riche. Ils sont mariés mais vivent dans la petite maison familiale du mari avec les autres membres de la famille, d’où une promiscuité qui ne leur permet pas de faire l’amour. Ils rêvent d’emménager un jour dans un lieu qui sera leur nid d’amour. Mais la pauvreté et l’injustice rôdent autour d’eux et rien ne se réalise comme prévu.
Abdelkader perd son travail pour avoir obligé une bourgeoise à faire la queue comme tout le monde. Il sera humilié par le patron et massacré par ses hommes de main. Quant à Malika, elle est domestique chez ceux qui ont ruiné la vie de son époux. À partir de là, le film prend un virage dominé par le thème de la lutte des classes. Évidemment l’amour ne suffira pas à donner à ce jeune couple le bonheur légitime que tout être est en droit d’attendre. La puissance des possédants les écrasera laissant entrevoir que la révolte finira un jour par éclater.
Film politique semé de clichés, Volubilis n’a pas fait le choix de la subtilité ou de la métaphore. Dommage, car Faouzi Bensaïdi est un bon réalisateur, ayant le sens de la mise en scène, sachant où placer sa caméra et est capable d’aller au-delà du réalisme. Le cinéma ne doit pas être une copie du réel mais sa transformation. Pour donner un exemple historique, revoyons le chef d’œuvre de Luis Buñuel qui, en 1962, réalise au Mexique L’Ange exterminateur, une fable sur la lutte des classes: il raconte un dîner huppé de la grande bourgeoisie de Mexico. Au début de la soirée, le personnel de maison s’en va pour des raisons inconnues. Il ne reste qu’un maître d’hôtel. Après le dîner qui se passe dans des conditions de courtoisie et de bien-vivre, personne ne réussit à sortir de la maison. Une force invisible retient prisonniers les hôtes et leurs invités. La soirée se transforme en cauchemar et en règlement de comptes sauvages. Des agneaux viendront libérer cette classe privilégiée prise au piège de ses valeurs truquées.
J’évoque ce film parce qu’il dit tout de cette opposition entre les dominants et les dominés, entre les riches et les pauvres, entre les puissants et les humiliés. N’est-ce pas ce que nous vivons quotidiennement au Maroc? Comment le cinéma ou le théâtre devrait témoigner sur ce clash qui menace la société marocaine? Ce n’est pas en mettant en scène un patron qui se filme en donnant une douzaine de gifles à son employé qu’on aura dénoncé l’injustice dont est victime la classe des travailleurs et des chômeurs. À la limite cela fera rager les spectateurs qui sortiront du cinéma animés par un grand sentiment de révolte; ils oublieront la scène et tout continuera comme avant. L’art doit être différent du réel, il doit le dépasser et le rendre universel. Une métaphore est plus puissante qu’une reproduction de la misère matérielle et psychologique.
Abdelkader voudra se venger. Malika essaiera de le raisonner. Mais leur destin est déjà écrit et de ce fait le constat est accablant: pauvre tu es né, pauvre tu mourras. La dernière scène montre comment l’homme sera sauvé par la femme. Malika portera son mari blessé vers un chemin inconnu. Il s’appuie physiquement sur elle. Et on ne voit pas comment le pays leur rendra justice.
Le film aurait pu emporter l’Antigone d’Or, la grande récompense. Mais le jury a pointé du doigt ce réalisme qui ne rend pas service à la création surtout que Faouzi sait filmer, a du talent et l’a démontré dans ses premiers films. Dommage que ce film fut jugé maladroit et pas abouti. C’est un premier film italien Manuel de Dario Albertini qui a remporté le grand prix. Histoire d’un jeune homme qui sort de l’orphelinat pour aller s’occuper de sa mère en prison depuis huit ans. La juge accepte de la libérer en résidence surveillée à condition que son fils la surveille et la protège. Ainsi le rapport mère/fils est inversé dans une Italie pauvre et en crise.