Nostalgie

Famille Ben Jelloun

ChroniqueLe chanteur et poète Léo Ferré n’aimait pas la nostalgie. Il disait «ce sont des souvenirs qui s’ennuient». Oui, bien sûr, mais il arrive qu’on cède volontiers au rappel du passé, non pas parce que notre mémoire est lasse, mais parce que cela nous fait plaisir, surtout quand on rencontre un ami avec lequel on a partagé une partie de notre vie.

Le 08/08/2022 à 11h05

Je suis à Tanger, une ville qui a tellement changé (en bien) que les traces du Tanger de notre jeunesse se sont réduites et sont en passe de disparaître. Il est difficile de convoquer ces images du passé quand on circule (mal) dans une ville devenue grande, développée, embellie (presque partout) et qui ne nous reconnaît plus.

Je me suis retrouvé avec ce vieil ami au Café de Paris, place de France, un lieu historique non loin de l’hôtel El Minzah, autre symbole du Tanger International.

Nous nous sommes mis à évoquer nos cafés et nos promenades boulevard Pasteur. On disait «faire le boulevard» comme si on l’inventait, comme si sans nous, il n’existerait pas.

Le boulevard Pasteur est toujours là avec le petit mur des paresseux et ses canons, avec ses cafés fameux comme le Claridge mitoyen de la Librairie des Colonnes, en deuil depuis le décès de son repreneur, en deuil et en attente d’une nouvelle vie. C’est la Librairie que de grands écrivains ont fréquentée dans les années cinquante-soixante-dix: Jean Genet, Juan Goytisolo, Alejo Carpentier, William Bourough, Paul Bowles etc.

C’était l’époque où elle appartenait à la maison d’édition Gallimard et qu’elle était dirigée par les dames Gérofi. Belle époque, riche en rencontre et en découverte.

Les salles de cinéma sont en restauration. Il n’y pas de théâtre. Le cinéma Alcazar a été restauré. Celui de Goya le sera bientôt.

Le stade du Marchane a été déplacé en dehors de la ville. Quand Tanger joue contre Tétouan, c’est comme lorsque le Raja rencontre le Wydad à Casa. Les passions se déchaînent.

Le Souverain aime cette ville. Il savait qu’elle avait été négligée et mal aimée auparavant. Dès les premiers mois de son règne, il a lancé un vaste programme de rénovation et de développement assez exceptionnel.

Aujourd’hui, la rocade qui part de l’ancien port pour aboutir au pied de la Montagne, est une merveille. La falaise qui était un bidonville est devenue un espace vert magnifique mettant en valeur les maisons.

Juste à côté, il y a la marina. Très fréquentée par les familles. La corniche a été entièrement refaite. C’est Rio, en moins grand.

On ne compte plus les grandes surfaces, les Mall, les magasins de luxe. Le soir, il est vivement déconseillé de prendre sa voiture. Presque tout le monde circule à pied.

Tanger est une ville vivante, ouverte, libre. Les jeunes filles venues de Hollande, d’Allemagne, de Belgique ou de France font la fête sur les scènes des hôtels le long de Bellavista. Cette liberté fait plaisir à voir. Leurs parents, des MRE, n’ont plus leur mot à dire.

Ce Tanger-là, n’est pas le mien. Mon ami est heureux de tous ces changements et regrette que l’immobilier soit devenu hors de prix.

Casabarata (une sorte de Joutéa, un marché aux puces) est un centre de commerce informel, où il y a de tout. C’est un autre monde où on brasse des millions, en espèces. Casabarata n’a pas changé. Brûlée plusieurs fois et reconstruite, elle est là, immense marché où les boutiques sont serrées les unes contre les autres. C’est le lieu où des petites mains annulent l’obsolescence des smartphones et ordinateurs.

Tanger a, de tout temps, été une ville magique où tout est possible. Ce que Jean Genet, qui ne l’aimait pas, traduisait par «la ville Trahison», ville où des brigands rencontrent des espions, où les mendiants sont des flics, où les cireurs de chaussures sont des indics etc.

Comme toutes les villes-frontières, elle est disponible pour tous les trafics. C’est Naples, moins les cathédrales, c’est Barcelone moins ses musées et les constructions de Gaudi, c’est le désordre et l’ordre dans un mouchoir de poche.

Tanger a grossi et ne cesse de se développer. Depuis peu, deux musées ont vu le jour. On ne sait pas où et quand cette ville va s’arrêter. Elle va plus vite que le temps, plus vite que le fameux vent d’est. Elle nous étonne et cache bien ses quartiers avec leurs constructions chaotiques et illégales. C’est là que des milliers d’Africains trouvent refuge. Certains mendient aux feux rouges. D’autres travaillent dans les marchés.

Notre nostalgie est désuète. Notre fierté: elle est plus propre que Paris. 

Par Tahar Ben Jelloun
Le 08/08/2022 à 11h05