Gouverner c’est prévoir…

Famille Ben Jelloun

ChroniqueLa France est nue et on voit ses manques, ses faiblesses, ses incohérences. La France sortira de cette crise avec beaucoup de séquelles et pas seulement d’ordre économique. Les politiques seront appelés à la barre et même si c’est symbolique, ils viendront rendre des comptes à un peuple endeuillé.

Le 30/03/2020 à 10h59

En ce moment de confinement, il faut rester actif, ne pas se laisser aller à un long repos comme si on venait de sortir de l’hôpital et qu’on entame une longue période de convalescence. Ainsi, j’ai un œil sur l’évolution, heure par heure, du virus au Maroc et l’autre œil sur la catastrophe française. Je parle de catastrophe parce qu’il y a eu des erreurs d’appréciation, des décisions dangereuses, comme par exemple de maintenir les élections municipales (ce qui a entraîné plusieurs contaminations et des décès) et une absence de prévision, ce qui doit être la base de tout exercice du pouvoir.

«Gouverner c’est prévoir, et ne rien prévoir, c’est courir à sa perte»! Cette définition du politique vient d’un politologue du XIXe siècle, Emile Girardin. On devrait la rappeler chaque jour à Emmanuel Macron, à François Hollande et à Nicolas Sarkozy, tous les trois responsables de la politique de la quasi-destruction du service public de la santé. Cela fait longtemps que la politique de la santé de la France est gérée d’un point de vue économique et comptable. Je ne sais plus lequel des trois a dit qu’un «patient doit être un client», autrement dit, son séjour à l’hôpital public devrait rapporter à l’Etat.

Je me souviens d’un séjour en hôpital public il y a quelques années. J’avais été très satisfait de la manière dont fonctionne ce service public, unique au monde. J’avais, à cette occasion, écrit un long article dans Le Monde pour faire l’éloge de cette spécificité française. La directrice de la santé de l’époque, m’a convoqué et m’a expliqué pourquoi l’hôpital devrait devenir rentable, car le trou de la sécurité sociale ne cessait d’augmenter. Mais depuis la situation s’est pas mal dégradée. Et le résultat, on le voit aujourd’hui.

Le 2 octobre 2019, nous étions nombreux à signer une tribune «appelant le président de la République à sauver l’hôpital». Pas de réaction ou de réponse. En janvier 2020, juste avant l’arrivée du nouveau coronavirus, 1200 chefs de service, ne voyant rien venir du côté du pouvoir, menaçaient de démissionner de leurs fonctions administratives. Pendant ce temps-là, les urgentistes poursuivaient depuis des mois une grève, car rien n’allait plus dans le service public.

C’est dans ce contexte de sous-développement, de manque de moyens et de pénurie de médecins, (malgré la présence de plus de douze mille médecins de grande qualité d’origine maghrébine) que la catastrophe du Covid-19 se déroule sous nos yeux. Et nous sommes tous impuissants face à l’avancée de l’épidémie.

Certes, elle touche le monde entier. Mais, par rapport au voisin allemand, la France n’a pas du tout été préparée à affronter cette tragédie. L’Allemagne, souvent critiquée et montrée du doigt, dispose de sept fois plus de lits appareillés que la France; elle a pratiqué des centaines de milliers de tests et a distribué autant de masques. Cela s’explique par le fait que le pays est divisé en lands. Pas de centralisme à la française.

Aujourd’hui, en France, des médecins reconnaissent qu’ils ont recours à la sélection, c’est-à-dire qu’ils se sentent obligés, vu le manque de lits et de moyens, de sacrifier les personnes âgées. Des voix se sont élevées pour protester, des personnes ont déposé plainte contre le gouvernement. Mais la situation est dramatique et le gouvernement, qui fait ce qu’il peut, et il peut très peu de choses, est sans voix. Le confinement a été décidé trop tardivement. La commande des masques et des tests a été faite avec beaucoup de retard. Des médecins nous disent à la télé que les tests ne servent à rien!

Bref, la France est nue et on voit ses manques, ses faiblesses, ses incohérences. Macron essaie d’être convaincant et promet «un apport massif à l’hôpital» et la réévaluation des salaires du personnel soignant. Ce qu’il fallait faire il y a longtemps, sera peut-être fait dans l’avenir.

Comme l’écrit dans l’hebdomadaire Le 1, Nicolas Mathieu (Prix Goncourt 2018), «Nous sommes tous dans le même bateau et les politiques gestionnaires, froidement calculantes, ont fait beaucoup de dégâts».

J’évoque la situation française parce que nous sommes au Maroc focalisés sur la France. Heureusement que le Maroc a réagi vite et bien. La mobilisation marocaine est admirable. Certes, il reste quelques individus réticents au confinement (voir la chronique de Karim Boukhari «Ceux qui refusent de se confiner»), quelques dérapages, mais dans l’ensemble les citoyens marocains jouent le jeu et sauvent des vies.

Il vaut mieux dans certains cas s’inspirer du modèle chinois, du modèle sud-coréen ou même de l’Allemagne. La France sortira de cette crise avec beaucoup de séquelles et pas seulement d’ordre économique, mais aussi d’ordre moral et culturel. Les politiques seront appelés à la barre, et même si c’est symbolique, ils viendront rendre des comptes à un peuple endeuillé.

Dernièrement Bernard Pivot a fait une proposition dans un tweet : «La mémoire ayant des trous, des pannes, il faut introduire dans la Constitution cette phrase: Aucun gouvernement n’est autorisé à faire des économies sur la Santé». J’ajouterai pour nous ceci : «ni sur le budget de l’Education». 

Par Tahar Ben Jelloun
Le 30/03/2020 à 10h59