Jean Daniel, le grand journaliste et fondateur du Nouvel Observateur, mort en 2020 à l’âge de cent ans, nous manque. Son regard critique, lucide, sans préjugés, sévère, juste, nous manque cruellement en ces temps de confusion et de campagne électorale française où la médiocrité et la démagogie s’étalent sans vergogne dans les médias.
Sa fille, Sara, vient de publier un choix de ses articles les plus marquants en un seul volume, Réconcilier la France, aux éditions de L’Observatoire.
C’est une somme passionnante où il aborde les problèmes de l’époque dans toutes les parties du monde. Il avait cependant une attention particulière pour son pays natal (il est né à Blida en Algérie). Il aimait sa terre natale et la scrutait avec justesse, sans pitié, sans nostalgie. Il avait une passion pour Albert Camus qu’il avait bien connu. Il déplore ce qu’est devenu ce pays, dont le Général de Gaulle a bâclé la sortie. Voici ce qu’il écrit: «c’est le FLN algérien, qui, alors qu’il disposait d’un pays plus riche que les autres, cumula les défauts de tous les régimes autoritaires: pouvoir personnel, dictature de la nomenklatura, despotisme du parti, corruption des privilégiés, utilisation obscurantiste de la religion dans l’éducation, faillite enfin de l’économie. Ce fut la fin de l’un des grands rêves du jeune tiers monde venu après les trois grands des non-alignés: Nehru, Nasser, Tito. (…) L’échec algérien est celui de toute une génération anticolonialiste sur trois continents» (page 216).
Parallèlement et pure coïncidence, le journaliste Franz-Olivier Giesbert, publie chez Gallimard Le Sursaut, une «histoire intime de la Ve République». En fait l’un des sujets principaux de ce livre est l’Algérie, ou comment le général De Gaulle a bâclé la sortie de la France de cette colonie, abandonnant des centaines de milliers de pieds-noirs et une dizaine de milliers de harkis, lesquels furent exécutés par l’armée de libération jusqu’au dernier.
Après avoir rappelé comment «le trésor de guerre» du FLN (3 millions de francs suisses) avait été récupéré par Boumédiène, faisant assassiner en passant l’ancien financier des combattants, Mohamed Khider, en exil à Madrid, il écrit que «le FLN fut à l’Algérie ce qu’avait été La Cosa Nostra à l’Italie». Et de citer le fils du général De Gaulle: «les Algériens ne respectent pas les accords d’Evian. Ils se complaisent dans l’anticolonialisme et passent leur temps à mettre sur le dos tous les déboires et toutes les calamités dont ils sont eux-mêmes responsables. Quand le régime deviendra convenable, peut-être alors pourrons-nous avoir des relations normales avec lui. Mais je ne pense pas que je connaîtrai cela de mon vivant».
Pour F-O Giesbert, la déclaration du candidat Macron en février 2017 disant que «la colonisation est un crime contre l’humanité» relève du confusionnisme idéologique. Il fait remarquer qu’on «ne fait pas la paix à genoux, en s’excusant des crimes qu’on n’a pas commis».
On ne met pas sur le même plan un génocide, comme la Shoah, ou celui des Arméniens ou celui des Tutsis et une colonisation de peuplement, arrivée après quatre siècles de présence ottomane. Des crimes affreux ont été commis de part et d’autre comme dans toutes les guerres, sauf que l’Algérie veut capitaliser les crimes de l’ancien colon pour en faire un drapeau et une cause éternelle, ce qui a fait dire à Macron, cette fois-ci, avec justesse, que le régime actuel pratique «la rente mémorielle». Expression qui avait hautement heurté la junte actuellement au pouvoir. Pourtant, il n’a fait que répéter ce que les manifestants disent dans la rue depuis février 2019.
Que ce soit Jean Daniel, pourtant passionné par sa terre natale, ou Franz-Olivier Giesbert, tous deux considèrent que l’Algérie s’est inscrite depuis l’indépendance dans une relation névrosée avec la France et quelles que soient les avancées de Jacques Chirac et même des deux autres présidents qui l’ont suivi, pour apaiser cette mémoire meurtrie et reprendre langue avec une Algérie normalisée, le blocage est fortement maintenu par une armée qui tient à ne pas être dérangée pendant qu’elle fait de juteuses affaires avec l’argent du pétrole et du gaz.
La lecture des deux ouvrages donne un éclairage dégagé de tout ressentiment ou de mauvaise foi sur ce qu’est le système algérien, pathologiquement préoccupé par le Maroc.
Est-ce que Macron, probablement réélu, aura le courage cette fois-ci de crever l’abcès et de ne plus se sentir coupable d’une situation héritée d’un général De Gaulle exaspéré et qui a mal bouclé la boucle de l’histoire entre la France et l’Algérie? Il serait temps que ce qui se dit à voix basse dans les chancelleries se dise haut et fort par une France décomplexée et qui a tout intérêt à ne pas négliger sa relation, longtemps privilégiée, avec le Maroc. Simplement parce que les problèmes que nous vivons depuis plus d’un demi-siècle avec ce voisin, leur origine se trouverait, si on cherchait bien, dans la manière dont la France est partie de ce pays.