Oubliez la santé de Trump, la guerre du Nagorno-Karabakh et la fonte des glaciers. La question qui nous agite depuis une semaine est: Raouf a-t-il, oui ou non, mangé la croquette que je lui offrais à défaut d’argent liquide?
Merci à nos lecteurs qui ont participé au sondage. Leur avis a été quasi-unanime: bien sûr qu’il fallait gober la kroket, comme on dit ici.
Des facétieux ont exigé une bière Amstel ou un Pouilly-Fuissé pour accompagner la chose. Oh, on se calme, ce n’est pas une dégustation, je n’ai qu’une citronnade à vous offrir –et encore, je suis bien bon, rien ne m’oblige à le faire.
L’un d’eux a fait remarquer que le sondage était biaisé puisque l'échantillon n'était pas représentatif. Il a raison –mais dommage qu’il ait cru devoir faire sa remarque sur un ton hargneux, comme trop d’internautes; calmez-vous, mauvais coucheur, on peut avoir une conversation apaisée, quel que soit le sujet.
L'échantillon n’est pas représentatif parce que pour être lecteur du 360.ma il faut déjà avoir un certain niveau intellectuel et une ouverture sur le monde qu’on ne trouve pas chez les bigots et les fanatiques. On ne le lit pas à Rakka ni à Mea Shearim ni parmi les télévangélistes fous de l’Alabama. Il est donc normal que l’immense majorité (91,5% selon Layla, la secrétaire du 360) ait dit: oui, oui, donne, donne!
Donc, mes aventures avec le harrag, sur la terrasse de la guinguette, au bord du fleuve Amstel. Vous vous souvenez de sa dernière réplique:
– Euh… Mais c’est halal, les crevettes?
Au lieu de répondre à Raouf, je le priai de s’asseoir en face de moi, à 1,5 mètre de distance. A la serveuse inquiète qui me jeta un regard couleur de ciel, je fis ce signe, main levée, qui signifie dans toutes les cultures: “ne t’en fais pas, j’assure, je contrôle la situation.”
Raouf assis, je lui demandai s’il avait l’habitude de se poser la question “c’est halal, ça?” quand il vivait encore au Maroc. Après un instant de réflexion, il me répondit que non. “Donc tu viens en Europe pour te compliquer la vie”, pensai-je.
Je renonçai à lui demander s’il croyait, comme les darwiniens, ces pelés, ces galeux, que la crevette grise était la femelle du cochon –le sens de l’humour n’est pas, hélas, la chose du monde la mieux partagée.
Je lui fis remarquer que les interdits alimentaires coraniques, qui reprennent certains des 613 commandements de l’Ancien Testament, ne sont pas l’effet d’un caprice de Dieu. Au contraire, ils sont très raisonnables: sous le climat de la Palestine et de la péninsule arabique, la viande de porc pourrit très vite (ils n’avaient pas de frigo, à l’époque) et peut provoquer des empoisonnements foudroyants. Cet interdit est très rationnel. Il faut donc être soi-même rationnel. D’accord pour ne pas manger de porc, mais ce n’est pas la peine d’en faire une obsession, comme ces benêts qui se privent de bonbons parce que les traces infimes de gélatine qu’ils pourraient contenir pourraient provenir d’un goret. C’est la viande et le sang du porc, sous un climat très chaud, et en l’absence de réfrigération, qui posent problème.
– Mais, s’insurgea Raouf, ce n’est pas à l’homme (al ‘abd) de décider.– Mais si. Tu ne manges pas les chats, comme Ban Ki Moon, et pourtant ce n’est pas interdit. Tu vois bien que tu décides tout seul. Tu utilises le plus beau cadeau de Dieu, qui est entre tes oreilles: la raison (al ‘aql).
Raouf fronça les sourcils et regarda longuement une péniche qui glissait sur l’eau du fleuve, chargée de sable. Et avant que j’eusse eu le temps de convoquer Ghazali et Ibn Roshd sur la terrasse, il se tourna vers moi:– voici ce que ma raison me dit. Je ne vais pas manger ta croquette parce qu’elle a refroidi depuis le temps que tu parles; mais ne m’as-tu pas dit que tu avais une carte pour payer tes achats? Et si tu m’achetais un sandwich au fromage?
Ce que je fis, amis lecteurs, avec le sourire crispé de celui qui s’efforce d'être beau joueur quand il a perdu la partie.
Ainsi se terminèrent les aventures du harrag et de votre serviteur.
PS. Si le lecteur perspicace veut en faire un apologue sur les difficultés de communication entre les intellectuels et le peuple, s’il veut en déduire que c’est peut-être là la source de nos problèmes actuels, libre à lui. Les faits sont sacrés, le commentaire est libre.