Une fois n’est pas coutume, je vais être vulgaire. Ce n’est pas le genre de la maison mais il y a des circonstances où l’on ne peut s’empêcher de l’être, fût-on vicomte et général d’Empire.
Rassurez-vous, je n’étais pas à Waterloo mais plus civilement au Sofitel Jardin des Roses de Rabat, mercredi dernier, à l’heure du petit déjeuner.
Les grands voyageurs apprécient ce moment paisible entre tous, la collation matinale dans un grand hôtel. On descend de l’étage, à peine dépris des bras de Morphée –ou de l’orfèvre pour les trafiquants d’or–, on chuchote le numéro de sa chambre, si on s’en souvient, à un majordome stylé qui vous guide ensuite vers une table avec vue sur la mer ou les neiges du Kilimandjaro– et c’est ensuite une longue rêverie caféinée interrompue de croissants ou d’omelettes ou de petits pains d’épeautre ou d’ailleurs.
C’était là la perspective du jour, mercredi dernier vers 8.00, quand je m’installai à ma table du Sofitel, humant déjà l’odeur du café colombien qu’on y torréfie à l’aube, dans la soute. Le monde peut bien s’écrouler, sa méchanceté restera à la porte. La prochaine demi-heure ne sera que luxe, calme et volupté, comme dit le poète.
Hélas… C’était sans compter sur le p’tit con.
(Désolé pour la vulgarité –mais je vous avais prévenus. Les gazelles effarouchées ont déjà décampé.)
Le p’tit con entre dans la salle, braille à la cantonade son numéro de chambre, renifle un grand coup puis se dirige vers une table. Malheur, elle jouxte la mienne.
Barbe de hipster taillée au millimètre, cheveux tellement huileux qu’on s’attend à en voir émerger une sardine, lunettes de soleil rébanne fake, t-shirt mick-jagger-a-le-même, sandales à semelles suisses ou savoyardes (elles raclent le plancher), le gars est très content de lui. On devrait le remercier d’être là. Il s’installe à grand bruit, hèle une soubrette au loin et c’est alors qu’il fait quelque chose d’incroyable, d’inconcevable… (vous pouvez ajouter quelques adjectifs).
Il pose son portable contre un verre, devant lui, et lance la vidéo d’une chanson pop qui réussit l’exploit d'être à la fois rythmée –boum, boum, boum– et sirupeuse– ya habibi, inta, inta, inta.
Un portable, ce n’est pas une chaîne hi-fi. Le son qui en sort est strident et désagréable. On se demande si les gens qui écoutent de la musique sur leur portable savent ce qu’est un vrai son, celui du violoncelle ou du hautbois, par exemple.
Au début, je crois que le ptikon s’est trompé, qu’il va mettre des écouteurs après s’être excusé d’avoir troublé la quiétude des lieux pendant quelques secondes… Pas du tout! Il a vraiment l’intention de prendre son petit déjeuner et de gâcher celui des autres en leur infligeant ya-boum-habibi-boum-inta-boum-inta-boum-inta-boum.
Une dame qui travaillait sur son ordinateur en sirotant son cappuccino prend ses cliques et ses claques et s’en va. Quelques hommes d’affaires européens se retournent sur le ptikon mais ils n’osent rien dire –ce sont peut-être les mœurs locales, pensent-ils.
Le maître d’hôtel, compatissant, vient me chuchoter à l’oreille qu’une autre table est disponible sur la terrasse. C’est gentil –mais pourquoi ne pas plutôt faire taire le fâcheux? Le voilà qui mâche maintenant à grand bruit en accompagnant ses vidéos stridulantes avec sa fourchette, comme un chef d’orchestre.
J’hésite. Dois-je faire un esclandre? Franchement, ça commence à me fatiguer. Toujours intervenir pour rééduquer des gens que leurs parents ont mal élevés… C’est vraiment le rocher de Sisyphe. Je baisse la tête et je suis le maître d’hôtel qui transporte mon petit déjeuner à une autre table. Va pour la terrasse.
Je ne comprends pas. Est-il si difficile de concevoir qu’on peut écouter sa musique sans en faire «profiter» les autres? D’une façon plus générale, est-il si difficile de comprendre que le bruit est une forme de pollution qui nous empoisonne la vie?
Le ptikon bruyant a-t-il définitivement gagné la partie?