Je me souviens d’une condisciple de lycée, vive, intelligente, toujours souriante –nommons-la M. Nous l’aimions tous et elle se sentait bien dans notre petite bande. Cependant, M. ne pouvait pas faire du sport avec nous ni faire de longues promenades, les jours de sortie, parce qu’elle était handicapée: elle boitait et devait porter une sorte d’armature métallique à la jambe gauche. Elle avait contracté la poliomyélite dans son enfance.
C’est à elle que je pense quand j’entends quelqu’un attaquer le principe même de la vaccination. Je me demande s’il oserait le lui dire en face, sachant qu’il existe aujourd’hui un vaccin qui a fait disparaître la polio.
Si vous êtes opposé au vaccin, fermez les yeux, imaginez que vous êtes en face de M. le jour où nous allions courir dans la forêt et qu’elle devait rester à la maison –et expliquez-lui, si vous le pouvez, que le vaccin contre la polio est une mauvaise chose.
Autre souvenir d'adolescence. Un jeudi, nous sommes en train de jouer au basket dans la cour du lycée. Entré on ne sait comment, un chien noir, la bave aux babines, en très mauvais état, se traîne jusqu’à nous et mord un camarade qui ne l’avait pas vu s’approcher. Alerté, le proviseur comprend immédiatement que le chien a la rage. Il emporte dans sa voiture notre malheureux ami à l’Institut Pasteur –heureusement que cette histoire se déroule à Casablanca et non dans une campagne lointaine. Les piqûres de post-exposition lui sauvent la vie.
Si vous êtes opposé au vaccin, fermez les yeux, imaginez que vous êtes en face de mon condisciple le jour où il fut mordu par un chien enragé et expliquez-lui qu’il vaut mieux crever dans des souffrances atroces que faire confiance à la science.
Dans Ulysses, le chef-d’œuvre de James Joyce, M. Bloom, le héros, pense à sa femme qui doit aller à Belfast pour son travail. Et il se demande: «Et si elle refusait de nouveau de se faire vacciner? J'espère que la variole là-bas ne s’aggrave pas…». L’histoire se déroule en 1904. A l’époque, la variole, ou petite vérole, faisait des ravages dans le monde. Cette maladie infectieuse, très contagieuse, laisse des traces indélébiles sur le visage de ceux qu’elle touche, un affreux crible de pustules. Elle a été éradiquée en 1980 grâce à une campagne de vaccination massive de l’OMS.
La réticence de Molly, la femme de Bloom, montre que la méfiance envers le vaccin n’est pas quelque chose de nouveau. Mais si tout le monde avait fait comme Molly, nous aurions encore autour de nous des visages défigurés par la variole. Ce serait peut-être le mien ou le vôtre.
Bien sûr, on peut discuter sérieusement, sereinement, des risques de la vaccination. Mais franchement, qui est habilité à se prononcer là-dessus? Moi, je suis incompétent, comme la plupart des gens. Ecoutons les scientifiques, les experts –les vrais, pas ceux du bar ou du hammam. Eux nous disent que la vaccination est sûre à 99,9% et efficace à 90%. Alors, il faut y aller.
Ceux qui disent que c’est un choix individuel ont raison, mais seulement en partie. Après tout, respecter le code de la route est aussi un choix individuel. Mais c’est aussi la vie des autres qu’on met en danger quand on ne le respecte pas. A-t-on moralement le droit de le faire?
Quant à ceux qui veulent mêler à une discussion sérieuse, comme celle-ci, des théories du complot mêlant Bill Gates, les francs-maçons, la CIA, Georges Soros et le Vieux de la Montagne, vous êtes priés courtoisement de sortir de cette page et de ne plus jamais revenir. A moins de vous être d’abord fait vacciner contre la sottise.