En regardant avant-hier un documentaire qui contenait des images d’un défilé militaire sur la place Rouge, je me suis fait la réflexion qu’au lieu de tanks Poutine aurait mieux fait de faire défiler ce jour-là –c’était le 9 mai dernier– des barils de pétrole et des bonbonnes de Butagaz: ce sont ses armes les plus redoutables.
Ils avaient l’air féroce, les soldats de l’Armée rouge; mais pour un citoyen européen ou africain de base, rien n’est plus effrayant qu’un employé de station-service qui vous fait un grand «non» de la main: plus d’essence!
Il y a pourtant une chose plus importante pour l’homme que les carburants: c’est la nourriture. On peut se passer d’essence, mais pas de pain. Nous sommes désormais huit milliards d’êtres humains sur cette petite planète surpeuplée. Combien pourrait-elle supporter d’habitants si on ne disposait pas d’engrais minéraux industriels? Ce n’est pas une question oiseuse: elle est vitale, littéralement. Et on connaît la réponse: sept cent millions. Autrement dit, 90% des Terriens ne survivent que parce que les agriculteurs du monde entier utilisent des engrais industriels à base d’azote, de phosphate et de potasse.
La fameuse «Révolution verte» qui a permis à l’Inde de sortir du cycle des disettes et des famines, c’est d’abord sur l’emploi massif d’engrais minéraux qu’elle reposa. S’ils arrivent à nourrir un milliard et demi de gens, nos amis de l’ancien Raj le doivent surtout à l’acide phosphorique qui sort en grande quantité du complexe de Jorf Lasfar, près de chez moi.
Du temps que je suivais le marché mondial des phosphates pour le compte d’une institution européenne, il m’arriva un jour de tomber sur un document extraordinaire: une note rédigée par un conseiller du président des Etats-Unis lui recommandant de «mettre le Maroc sous curatelle» –sic! Pourquoi? Parce qu’il dispose des deux-tiers des réserves mondiales de phosphate. Rappelons qu’une personne sous curatelle peut gérer ses biens mais qu’elle doit être assistée de son curateur pour les décisions les plus importantes. Autrement dit, ce conseiller –qui avait peut-être fumé un autre produit marocain– proposait ni plus ni moins un nouveau Protectorat pour notre pays! Obama eut la sagesse de classer la note sans donner suite.
Pourquoi l’arme «engrais» ne paraît-elle pas si redoutable que l’arme «pétrole»? Pour la raison suivante: elle ne peut opérer qu’à long terme. Sans essence, un moteur ne peut pas démarrer. Sans gaz pour l’alimenter, une centrale électrique s’arrête immédiatement. En revanche, si on n’épand pas d’engrais sur un champ, il produira quand même des céréales (par exemple), mais avec un rendement moindre. (On appelle ça l’effet «vieille peau».) Ce n’est qu’au bout de plusieurs années que la production deviendra si faible que cela posera problème. Un embargo sur les engrais n’a donc pas grand sens à court terme et c’est en cela qu’ils ne constituent pas une «arme» aussi efficace que le pétrole.
Eh bien, tant mieux. Continuons de nourrir la terre pour qu’elle nourrisse les Terriens, sans agiter la menace ni le chantage.
Mais ce serait chic de la part des Terriens d’accorder autant d’attention révérencielle à ceux qui leur permettent de vivre qu’à ceux qui menacent de les tuer…
PS: Le correcteur me fait remarquer que l’Armée rouge n’existe plus depuis décembre 1991. Oui, bon, ça va, on se comprend.