Au temps lointain où j’étais jeune ingénieur à Khouribga, je dus un jour changer la carte grise de mon véhicule, une R9 couleur crème que j’avais achetée d’occasion dans la capitale des phosphates. Pour une raison qui m’échappe aujourd’hui, c’était à Casablanca que devait se faire l’opération. Je déposai donc une demande de permission exceptionnelle d’absence du service (PEAS) auprès du Directeur de la zone et vogue la galère! Je m’en fus vers l’administration casablancaise qui se chargeait des cartes grises.
Je croyais qu’il s’agissait d’une simple démarche administrative –après tout, j’avais acheté de façon tout à fait réglementaire cette voiture, elle était payée, etc.
Naïf que j’étais…
Quand j’arrivai au service idoine, un chaouch m’indiqua un gros bonhomme qui faisait les cent pas dans la cour, l’air content de lui.
Je l’abordai. Il m’accueillit de façon courtoise, me fit préciser l’objet de ma venue à Casa puis se mit à me poser des questions qui n’avaient rien à voir avec ma visite. D’où venait ma famille? Étais-je le fils du fameux Untel? Où avais-je fait mes études? En quoi consistait mon travail à Khouribga? À quoi servait exactement le phosphate? Etc. Au bout d’une demi-heure, il savait tout de moi et de Ca5(PO4)3(OH), qui forme l’essentiel de nos dents. Il regarda sa montre et me dit: il faudra revenir, mon cher, impossible de faire le truc aujourd’hui. Il me tapa sur l’épaule puisque nous étions maintenant les meilleurs amis du monde et il s’en alla.
La semaine suivante, je dus de nouveau demander une PEAS au Directeur de la zone, qui fronça légèrement le sourcil avant de la signer.
Je me retrouvai au même endroit qu’une semaine plus tôt. Le même bonhomme fumait une cigarette dans la cour. Il m’accueillit avec des transports de joie, comme on accueille l’enfant prodigue, me donna du «Ssi Flane» long comme le bras, me raconta sa vie, me parla d’un film qu’il venait de voir. Quant à la carte grise, hélas, il y avait un pépin, une machine récalcitrante ou une pénurie de stylos, bref: il fallait revenir.
Je ne sais plus combien de temps dura cette affaire. J’épuisai mon stock de PEAS. Finalement, le Directeur de zone s’irrita de mes allées et venues entre Khouribga et Casa et il m’arrangea l’affaire, par un simple coup de fil. Mais j’étais profondément déçu que les choses se fussent passées ainsi. J’étais un citoyen, l’administration était à mon service (croyais-je), je n’avais pas besoin de piston.
C’était une autre époque.
J’ai souvent raconté cette anecdote pour souligner que «c’était une autre époque». Les choses ont changé, il y a maintenant des ordinateurs partout, internet est omniprésent, des fonctionnaires compétents peuplent les…
Euh… Un mien ami m’a révélé hier que cela faisait la cinquième fois qu’il faisait le trajet Marrakech-Casablanca pour changer sa carte grise mais qu’il n’y arrivait tout simplement pas. L’affaire est simple a priori mais ses interlocuteurs casablancais s’échinent à la compliquer avec un zèle admirable.
Quelqu’un pourrait m’expliquer pourquoi? Qu’est-ce qu’il y a de si compliqué à changer une carte grise? On vient de lancer le télescope Webb qui va nous envoyer des photos de l’univers tel qu’il était il y a 13 milliards d’années avec un pouvoir de résolution de 0,1 seconde d’arc; mais, à Casablanca, on a du mal à changer un bout de carton?