L’autre jour, à El Jadida, je remarque que ma petite nièce Inès (10 ans) tapote de ses petits doigts sur la couverture de son livre de lecture. Curieusement, elle semble rechigner à l’ouvrir, ce qui ne peut que m’étonner: on lit beaucoup, on lit avec avidité dans la famille Laroui et ce depuis des générations, depuis que le fameux grand vizir Ba Ahmed offrit à mon arrière-grand-père un exemplaire calligraphié des Prairies d’or de Massoudi.
Mais je m’égare. (Qui connaît encore Ba Ahmed? (Qui sait qu’il s’appelait Benmoussa? (Je m’égare de plus en plus. Revenons à Inès.)))
– Tu n’aimes pas lire, enfant déconcertante?
Sans dire un mot, elle me tend le manuel– genre:
– T’as qu'à voir toi-même, adulte désarçonnant.
Et j’ai vu.
Et j’ai failli pleurer, saisi de tristesse et de rage froide.
Quels textes, mes aïeux! Quels textes!
Longs, lourds, ennuyeux comme la pluie, denses comme le cœur d’un trou noir, inaccessibles comme du Derrida traduit en papou, incompréhensibles comme le Cobol à un cowboy, rebutants comme des Malraux logorrhéiques postillonnant à jet continu…
Des textes? Non, des puddings de polenta au jarret de bœuf, à donner une indigestion rien qu'à les regarder.
Des textes comme ça, on regrette de ne pas être analphabète.
De la lecture? Non, monsieur: un châtiment divin.
Des livres, ça? Vive les autodafés! Ramenez-nous, caramba, l’Inquisition espagnole!
Étonnez-vous après ça que même une Inès Laroui préfère sortir dans la rue nourrir les chats errants plutôt que s’absorber dans un bon livre, comme ses oncles et tantes au temps de leur enfance fraîche faite de livres, de mots et d’images, “innocent paradis plein de plaisir furtifs”, comme dit le poète.
Qui, n’en quel ministère, a autorisé ces incitations à fuir le mot et la phrase?
Quand j'étais petit – comme c’est loin, tout ça…– j’ai appris à lire dans les Fables de La Fontaine– les plus simples, les plus amusantes– dans Le Petit Prince, dans certains poèmes de Prévert… Ah, la joie de la lecture! Ah, ce bonheur, ce virus inoculé par des maîtres bienveillants et jamais guéri, heureusement.
(J’ai débusqué, intrépide, ces textes horrifiques dans un manuel de langue française. Qu’en est-il des manuels de langue arabe? Donnent-il envie de lire? Ou bien détournent-ils définitivement, irrémédiablement, irrémissiblement, de la lecture? Un lecteur familier de Moutanabbi voudra-t-il éclairer notre lanterne?)
En tout cas, ma décision est prise. Je laisse tout tomber et je me propose, bénévole – fournissez-moi juste un bureau à Rabat, un stylo et du café– à la révision des manuels de lecture qu’on propose à la belle jeunesse de notre beau pays.
Monsieur le ministre, mes respects; j’attends votre coup de fil.
Ou bien envoyez un WhatsApp à Inès, elle me transmettra le message.