C’est une étudiante qui lit un journal dans la cafétéria en buvant du lait. Elle a l’air perturbée. Elle ne touche pas à son sandwich vegan, se tripote nerveusement le lobe de l’oreille, secoue la tête… Holà, que se passe-t-il. M’apercevant, elle me fait signe:
– Monsieur, monsieur!
Je m’approche, m'efforçant de préserver l’équilibre instable de ma tasse de thé surmontée d’un biscuit Digestive McVities (publicité gratuite). La donzelle me montre un article d’un doigt tremblant d’indignation:
– Regardez ça! C’est le zoo de Gaza. Regardez comme ces pauvres bêtes sont traitées!
Elle en a presque les larmes aux yeux.
– Ce lion émacié, ces… ces antilopes (?) mourant de faim… cet ourson…
Elle s'étrangle presque.
– Et ces cages! Regardez comme elles sont petites!
Je regarde les photos. C’est vrai qu’elles sont choquantes. Que pouvons-nous faire?
Martje– appelons-la ainsi– semble déborder d’idées. Jumeler cet ersatz de zoo avec le riche zoo d’Amsterdam; faire adopter chaque animal de Gaza par un volontaire européen qui le financerait à distance; affecter une part du budget de l’aide au développement aux félins et aux pachydermes gazaouis; tenir une conférence internationale…
Tout de même, quelque chose me turlupine. Je m’assieds à côté de l'étudiante.
– Que sais-tu de Gaza, Martje? Dis-moi.
Elle se lance, hésitante. C’est quelque part au Moyen-Orient… Il y a la guerre, ou au moins des troubles… Hamas, c’est là-bas, non? Ces types qui défilent dans les rues…
Pas un mot sur le blocus qui s'éternise, sur le désespoir, la fièvre obsidionale qui consume les corps et les âmes…
Eh bien, allons-y. J’essaie d’expliquer quelle est l’origine de ce drame, pourquoi il semble sans fin, le rôle désastreux de Trump depuis quelques années, l’incurie ou l’impuissance des États arabes… Et je conclus:
– Alors tu vois, le drame de tes lions, c’est qu’ils sont dans des cages contenues dans une cage un peu plus grande et dans laquelle croupissent deux millions d’individus privés de tout. Il faut aussi penser à eux.
Martje ne dit plus rien. Et je me pose une question: comment se fait-il qu’une étudiante en sache si peu sur la question? Ne regarde-t-elle pas la télévision, ne lit-elle pas les journaux? Ou y a-t-il une lassitude générale devant ce conflit qui dure depuis un siècle? Y a-t-il un trop-plein d’informations qui fait qu’on ne distingue plus rien dans la confusion générale?
Je suis sorti déprimé de la cafétéria. Que doivent faire les Gazaouis pour qu’on s’occupe sérieusement de leur sort? Se déguiser en lions? S’affubler de peaux d’ânes? Ramper dans la poussière, comme les serpents du vivarium?