Il y a quelques décennies -j’étais tout petit à l’époque- un phénomène étrange apparut à El Jadida. Plutôt que lui donner un nom, il vaut mieux le décrire; cela pourrait éveiller des souvenirs analogues dans la mémoire du lecteur - le même phénomène se produisit peut-être à Midelt ou Tahanaout.
Voici de quoi il s’agissait. Au cinéma de madame Dufour -qui s’appelait en réalité Paris-Ciné mais tout le monde disait «Difour»- des spectateurs se mirent à se lever et à quitter la salle avant la fin du film. Je ne sais au juste quand, à quelle exacte minute, le phénomène apparut, ni à propos de quel film -Trinita? Un Chabrol incompréhensible? Les trois visages de la peur? -mais le pli fut rapidement pris.
À chaque séance, la même scène se répétait. Imaginez la salle encore plongée dans le noir… Le projecteur ronronne… Les graines de tournesol craquent sous la mâchoire doukkalie… Les chewing-gums chwinguent… Quand soudain un homme se lève, dérange tout un rang de fauteuils pour s’en extirper et se dirige vers la sortie, en grommelant grrmmmbl ou en émettant des tsss tsss méprisants.
Il a compris.
Il a compris qui est le meurtrier s’il s’agit d’un thriller; si c’est un western, il a compris que tout est accompli et qu’il ne reste que quelques minutes de remplissage; si c’est une comédie romantique, il a compris que le jeune homme va enfin faire la conquête de sa dulcinée.
Parfois, en remontant les rangs pour atteindre la sortie, l’homme révèle à haute voix le fin mot de l’affaire:
- C’est l’gérant d’l’hôtel qui a étranglé l’Chinois.
- C’est bon, les cowboys vont seller leurs chevaux et quitter Nothing Gulch.
- Wa safi, il va l’épouser.
Par la suite, l’homme paradera sur le parvis du cinéma pour laisser au menu fretin l’occasion d’admirer sa perspicacité et sa connaissance des rouages intimes de la psychologie humaine.
Ainsi, au cours des mois, s’institua une sorte de concours. Qui se lèverait le premier? Qui prouverait ainsi qu’il avait compris? Qui récolterait l’admiration de ses concitoyens? Au fil du temps, il y eut de la surenchère. Parfois, un Bouazza se dressait dès la moitié du film, tendait un doigt accusateur vers l’écran et s’écriait, avant de sortir drapé dans son indignation:
- C’est ce ould l’hram qui a fait le coup!
Surenchère… Voulant à tout prix éblouir le peuple, on se mit à se lever et à sortir de plus en plus tôt. Nous n’arrivâmes pas à la situation absurde où quelqu’un sortit avant même d’être entré, mais on n’en était pas loin.
Le temps a passé. J’ai vécu, comme disait l’abbé Sieyès. Et récemment, je me suis souvenu de ce phénomène j’didi de mon enfance. Ce fut comme une révélation. Il me semble qu’il y a là l’illustration parfaite d’un des traits les plus déplorables de la nature humaine. Confrontés aux mille mystères de la vie, nous ne nous contentons pas de vouloir les comprendre. Nous sommes tentés de nous précipiter -au risque d’en avoir une fausse compréhension- juste pour nous pavaner devant les autres.
C’est ainsi -pour ne prendre qu’un exemple- que des milliards de tweets et de messages parcourent l’univers à propos de la pandémie qui n’ont qu’un seul objectif, clamer à la face du monde, comme nos cinéphiles j’didis d’autrefois, «j’ai compris!» -au risque de ne dire que des bêtises.
Le complotisme s’explique peut-être de la même façon: l’envie puérile de se dresser et de brailler «j’ai compris!» pour épater la galerie.
Tout cela nous indique en creux une morale pour le temps présent: restons sagement assis dans notre fauteuil et même si nous croyons avoir tout compris, gardons-le pour nous-même et attendons en silence la fin du film. Il y aura peut-être des surprises. Et même s’il n’y en a pas, l’important est de comprendre et non de fanfaronner.
PS. Ce n’était pas le gérant qui avait étranglé le Chinois, c’était le commis voyageur de la chambre 21.