J’ai emprunté l’autre jour à la bibliothèque de mon université un petit livre intitulé The Arab world écrit par un certain David Jones dont on nous dit, dans le rabat de la couverture, qu’il a beaucoup voyagé en Afrique du Nord. On l’ouvre donc le cœur confiant.
Et puis on lit avec ahurissement, page 29, ceci (je traduis): «le plus fameux voyageur du monde arabe était un Marocain du nom d’Ibn Khaldoun. Il s’embarqua dans une exploration de la côte de l’Afrique du Nord et séjourna une année ou deux dans les villes les plus importantes, y prenant femme dans chacune avant de l’abandonner pour aller plus loin, passant de “job“ en “job“».
On ne sait s’il faut en rire ou en pleurer. David Jones, dont on apprend avec consternation qu’il est “lecturer“ dans la fameuse SOAS (School of Oriental and African Studies) de Londres, confond donc l’Andalou Ibn Khaldoun (né à Tunis) avec le Marocain Ibn Battouta –le premier étant un penseur d’envergure mondiale et le second un explorateur hardi. C’est comme si un professeur d’université, “spécialiste“ de l’Italie, confondait Machiavel et Marco Polo…
Et l’auteur de conclure: «parfois Ibn Khaldoun est considéré comme le fondateur de la géographie moderne (sic)». Là, on est interloqué. On éprouve un sentiment fugace de gratitude envers Jones puisqu’il admet que ledit Ibn Khaldoun a peut-être bien fondé quelque chose –mais la géographie? Puis on se rend compte que l’auteur, ayant abandonné Ibn Battouta, confond maintenant le grand savant avec le géographe Al Idrissi, qui fut également botaniste et médecin. Al Idrissi est l’auteur d’une des premières cartes du monde, deux siècles avant la naissance d’Ibn Khaldoun…
On continue la lecture et voici qu’apparaissent page 31 le fameux “cycle des dynasties“ et la ‘asabiyya. On se dit que l’auteur est retombé sur ses pieds, que les fâcheuses confusions du début sont oubliées, qu’il a retrouvé Ibn Khaldoun… Pas du tout! Ces deux thèmes sont attribués à… Khalid ibn-Walid! Ce guerrier, qui a vécu au VIIe siècle, était admiré pour ses prouesses militaires. Victorieux plusieurs fois contre l’Empire byzantin et l’Empire sassanide, conquérant de la Syrie et de la Perse, il n’est pas particulièrement connu pour la profondeur de sa pensée. Lui attribuer celle d’Ibn Khaldoun revient à attribuer les réflexions sur l’Histoire de Hegel au chevalier Bayard.
On dira peut-être que Khalid/Khaldoun, l’erreur est vite faite. Oui, on peut effectivement confondre Proust et Prost, le coureur automobile; il n’est pas sûr, en revanche, qu’on puisse ainsi décrocher un poste de professeur de littérature en Sorbonne.
Rappelons qu’il ne s’agit pas d’un pamphlet mais d’un livre sérieux, écrit par un enseignant affilié à une institution universitaire prestigieuse d’Europe. Et l’on se dit que si c’est avec ce genre de livre que les parlementaires anglais ou européens diplômés de la SOAS ont appris à nous connaître, il n’est pas étonnant qu’ils nous connaissent si mal –et nous comprennent encore moins.