On a appris hier qu’une de nos consœurs, Leïla Slimani– avec qui j’ai des rapports cordiaux– a décidé de quitter définitivement les réseaux sociaux, écœurée par la haine qui s’y donne libre cours, sans aucun contrôle. Moi qui n’ai jamais été membre d'aucun réseau social (ni Fessebouc ni Insta ni Toctoc ni Linklink…) et qui m’en porte très bien, ô combien je la comprends! Même en tant que simple chroniqueur, on ne peut proférer le moindre mot sans qu’une cabale ne se forme illico qui exige de pouvoir vous insulter et vous diffamer sous prétexte de “commenter“.
Tout ça m’a rappelé une anecdote que raconte quelque part Alphonse Allais.
Le grand humoriste tenait une chronique dans le Chat noir. Chaque semaine, il recevait une lettre fort désobligeante, pour ne pas dire insultante, d’un lecteur qui signait d’un pseudonyme genre “Nemesis“. Rien n’était jamais au goût du mauvais coucheur. Quand ce n’était pas le style du chroniqueur qu’il attaquait, c'était le choix de ses sujets, ou l’entame, ou la chute. Bref, ce n'était jamais bien. Et les attaques personnelles n'étaient pas loin. Le chroniqueur était sans doute un ivrogne, un pilleur de troncs, l’agent de l’étranger. Avec le temps, Alphonse Allais prit l’habitude de jeter au panier, après l’avoir parcourue d’un œil distrait, la lettre rituelle.
À l’automne 1893, Allais quitta le Chat noir pour aller ailleurs déployer ses talents. Que pensez-vous qu’il arriva? Une première lettre inquiète parvint au journal. Nemesis demandait pourquoi on n’avait pas imprimé, ce jour-là, l’article de sa tête de Turc. À mesure que les jours passaient, Nemesis devenait plus frénétique. Il exigea des explications. Il supplia. On ne lui répondit pas. Il menaça de résilier son abonnement.
Un jour, alors qu’Alphonse Allais était dans un compartiment du train Paris-Orléans, l’homme qui était assis devant lui souleva son chapeau et se présenta fort civilement. C’était –vous l’avez deviné– l’obscur Nemesis. Allais lui demanda pourquoi il l’avait insulté pendant sept ans, avec une régularité de métronome. L’autre se troubla à peine et excipa de son droit à la critique.
– Certes, lui répondit Allais. Une critique bien fondée est la bienvenue. Mais le dénigrement systématique, l’éreintement à heure fixe, ce n’est plus de la critique, c’est de l’ordre de l’obsession maladive. Et puis, puisque je vous ai en face de moi, dites-moi une chose: si ce que j’écris ne vous plaît pas, pourquoi me lisez-vous?
Nemesis se troubla, ouvrit la bouche sans rien dire, comme un poisson échoué sur le rivage, s’épongea le front et se tut. L’ami Alphonse se rendit compte que l’autre n’avait jamais envisagé cette hypothèse. Il avait tellement besoin de son shoot hebdomadaire de mauvaise humeur– c'était devenu sa raison d'être– que l’idée qu’il aurait pu ne pas lire les chroniques d’Allais, puisqu’il faisait profession de les détester, ne l’avait même pas effleuré.
Au cours du trajet Paris-Orléans, Allais eut amplement le temps de se rendre compte que l’homme qui était assis sur la banquette, en face de lui, était nul, intellectuellement; incohérent; de mauvaise foi; pas embarrassé par la moindre connaissance du moindre fait; et sot. En plus, il avait mauvaise haleine.
Depuis ce jour, Allais prit l’habitude de dire, à titre préventif, à tous les aigris, les corniauds et les ignorants qu’il rencontrait:– Faites-moi une faveur: ne me lisez pas.
Quand on voit la méchanceté et la niaiserie qui submergent Internet, où les Nemesis, protégés par un lâche anonymat, ne s’autorisant que de leur incompétence, ne cessent d’exhaler leur aigreur et leur noirceur d'âme, on se dit que tous les chroniqueurs devraient adopter la formule d’Allais:– Vous n’aimez pas ce que j’écris? Ne me lisez pas!