Quand j’étais petit –comme c’est loin, tout ça…–, l’internat du lycée Lyautey étant aussi surpeuplé qu’une prison bolivienne, nous fûmes quelques-uns à être hébergés dans une sorte d’annexe nommée «Pauline Kergomard» du nom de la célèbre éducatrice (1838-1925) qui fonda les écoles maternelles. (Elle était la cousine germaine d’Élisée Reclus, le fameux géographe anarchiste, mais vous me dites que ça n’a rien à voir avec le sujet et vous avez raison. Avançons.)
«Pauline Kergomard» était une sorte d’immense hacienda avec un parc, des courts de tennis (où nous jouions au foot), des écuries vides de chevaux et une mare infestée de grenouilles. Ça se trouvait, à l’époque, en rase campagne, juste en face des premiers immeubles de ce qui allait devenir le Hay Hassani. La croissance démographique sans fin a eu raison de l’hacienda, je suppose, elle a dû être rasée et un quartier entier a dû surgir, avec ses cybers, ses faux gardiens de parking, sa mosquée et ses mahlabas à bocadillos empoisonnés.
Où en étions-nous? Ah, oui: Pauline Kergomard. Un jour, un des internes s’amusa à jeter des pierres dans la mare pour faire taire les grenouilles. Un caillou, dévié de sa course comme un missile nord-coréen mal réglé, cassa quelque carreau. Le directeur, un petit homme colérique, nous aligna sous le préau –tiens, ça fait longtemps que je n’ai pas utilisé ce joli mot: préau –pendant une heure, avec interdiction de parler. Je ne sais plus s’il nous fit nous agenouiller sur le gravier –aïe, aïe, aïe, les genoux– mais on n’en était pas loin.
Ami de la logique depuis mon plus jeune âge, j’étais révulsé par cette punition collective. Un seul interne avait lancé les pierres. Pourquoi devions-nous tous souffrir?
J’en ai gardé une aversion profonde pour tout ce qui ressemble à un châtiment collectif. C’est illogique, c’est injuste, c’est immoral.
Ces jours-ci, la guerre fait rage en Ukraine. On ne peut qu’éprouver une profonde compassion pour ces civils ukrainiens tués, blessés, contraints à l’exil.
Mais il y a de l’autre côté des victimes de châtiments collectifs et ça a réveillé mes lointains souvenirs de «Pauline Kergomard».
Des handicapés russes privés de participation aux Jeux Paralympiques, c’est pour le moins troublant. D’abord, toute société doit être jugée sur la manière dont elle traite ses handicapés. Et voilà que le CIO décide, au nom de toute l’humanité, d’en exclure certains alors qu’ils ne sont coupables de rien... On aurait pu au moins les laisser participer à titre individuel, sans défiler sous le drapeau russe. Mais non: punition collective!
D’autre part, il y a là une contradiction flagrante. On ne cesse de nous dire que Poutine est un dictateur, c’est-à-dire quelqu’un qui prend toutes ses décisions tout seul. Alors comment peut-on punir d’autres gens pour sa décision d’envahir l’Ukraine?
J’imagine une personne handicapée qui a fait, pendant des années, des efforts surhumains pour se hisser au niveau qui devait lui permettre d’affronter fraternellement, sur des terrains de sport, d’autres handicapés venus du monde entier. Et voilà qu’on la chasse, cette personne, du village olympique, sous les huées des bien-pensants.
On croit entendre coasser les grenouilles de la mare de «Kergomard».