Vous connaissez tous un monsieur Je-sais-tout –c’est parfois une dame. C’est votre amie Flana, votre cousin Bouazza ou votre collègue de bureau Untel, celui qui a un avis péremptoire sur tout, qui sait comment résoudre les problèmes du pays, qui pourrait remplacer n’importe quel ministre au pied levé – et faire mieux que lui, bien sûr.
La Bruyère lui a donné un nom dans ses Caractères: Arrias. «Arrias a tout lu, a tout vu, (…) c’est un homme universel, et il se donne pour tel: il aime mieux mentir que de se taire ou de paraître ignorer quelque chose.»
Maintenant, il faut avouer qu’il y a de l’Arrias en chacun de nous. Même ceux qui n’ont aucune notion d’économie engueuleraient l’excellent Jouahri s’ils le croisaient chez le coiffeur: il faut baisser les taux d’intérêt, voyons! L'échec scolaire? C’est la faute des programmes, des manuels, des enseignants mal formés! L’agriculture? Il faut cultiver des mangues dans le Tadla et du topinambour à Taounat. L’industrie? …
On n’entend que ça toute la sainte journée. C’est lassant.
Vous voulez qu’Arrias change de ton et devienne plus modeste? C’est simple: nommez-le dans une commission multidisciplinaire.
J’ai la chance de faire partie en ce moment d’une de ces commissions – et même de deux. Quand on est au milieu de plusieurs experts de domaines très différents, c’est surtout cela qu’on découvre: il y a une expertise dans chaque domaine et elle ne s’acquiert qu’au prix d'études ardues et d’un travail de longue haleine. On ne s’improvise pas sociologue, urbaniste, historien, politiste, économiste, spécialiste de l’eau, de la santé publique ou des transports, anthropologue, épidémiologue, planificateur, etc.
Notre Arrias marocain tranchait souverainement de l'aménagement du territoire, étalé sur son sofa, haranguant sa femme, la petite bonne et le chat. «Il faut une usine ici, un pont par là, détourner l’oued Sebou vers les confins, combler la lagune, araser le Toubkal…» Membre d’une commission, après un feu d’artifice le premier jour (“Il faut…”), il finira par se taire et par écouter soigneusement, ne prenant la parole que lorsqu’il s’agit d’un domaine qu’il maîtrise vraiment –doctorat à la clé, ou vingt ans d’expérience. Personne n’a la science infuse.
Et puis, il y a autre chose. Vous vous souvenez de Donald Rumsfeld, l’ancien Secrétaire à la Défense de George W. Bush? Il avait un jour expliqué pourquoi son métier était difficile (accrochez-vous): «il y a ce qu’on sait; il y a ce dont on sait qu’on ne le sait pas; mais il y a surtout ce dont on ne sait même pas qu’on ne le sait pas».
Des exemples? Je sais que Moscou est la capitale de la Russie; je sais que je ne sais pas quelle est la capitale des îles Fidji; mais je ne sais même pas que je ne sais pas quels sont les effets de la scopolamine sur la santé – vu que je n’avais jamais entendu parler de la scopolamine il y a encore cinq minutes, quand j’ai cherché dans l’encyclopédie, au hasard, un mot inconnu.
L’avantage des commissions peuplées d’experts, quand on est dedans, c’est qu’on ne cesse de découvrir de ces inconnues du 3e type – qui sont les plus dangereuses, selon Rumsfeld.
Bref: Arrias membre d’une commission de haut niveau, après y avoir siégé quelque temps, ne pourra que conclure, comme Socrate: «Tout ce que je sais, c’est que je ne sais rien».
Et ça, c’est le début de la sagesse.