«Que celui d’entre vous qui n’a jamais péché…»

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ChroniqueDans le cadre d’une conférence organisée à Salé le 2 novembre dernier par la fondation Fkih Tétouani, le ministre de la Justice et des droits de l’homme, Abdellatif Ouahbi, a développé un certain nombre d’idées qui n’ont pas manqué de provoquer des polémiques sur les réseaux sociaux.

Le 10/11/2022 à 12h15

Preuve en est que j’ai pris connaissance de ladite conférence grâce à un chauffeur de taxi qui a insisté pour me montrer une vidéo reçue sur WhatsApp, laquelle montrait un bref passage totalement décontextualisé de l’intervention de Abdellatif Ouahbi, avec tout le décorum habituel: musique tragique, effets visuels…

J’ai également eu droit, étant condamné à un trajet de 10 minutes, aux cris d’orfraie du chauffeur, qui accusait le ministre de la Justice d’encourager nos épouses à l’adultère.

Prenant mon mal en patience, j’ai soigneusement évité de polémiquer stérilement sur ce sujet, en me contentant de répliques du genre «Wayli! Men niytak?» («ah mince! Sérieusement?»), tout en l’invitant simplement à visionner l’intervention dans son intégralité pour éviter toute ambiguïté.

Un conseil que je me suis empressé d’appliquer à moi-même.

Résultat des courses: mon intuition ne m’a pas fait défaut, du moins dans cette affaire, puisqu’effectivement, les propos ont été totalement sortis de leur contexte.

Que dit exactement Abdellatif Ouahbi? Et encourage-t-il l’adultère comme le sous-entendent certains?

La réponse est bien entendu non. Les propos du ministre peuvent être déclinés en deux temps.

Premièrement, il pointe du doigt le fait que certains citoyens s’érigent eux-mêmes en gardiens du temple de la morale et en police religieuse, en allant filmer des femmes et des hommes à leur insu ou contre leur gré, dans des situations compromettantes, ou tout simplement dans des moments d’intimité comme à la plage, pour rendre ces photos publiques. Ce voyeurisme, qui n’a rien à voir ni de près ni de loin avec la morale, doit, selon le ministre, être sévèrement puni par la loi. Car c’est le rôle, avant tout, de la police et non des citoyens d’intervenir si jamais une personne directement lésée par une autre (en cas d’adultère par exemple) venait à porter plainte.

Deuxièmement, photographier, filmer et publier des vidéos de personnes, même en situation de fautes ou de délit, porte gravement atteinte aux droits des personnes innocentes, comme, par exemple, leurs enfants.

Ainsi, ce n’est aucunement l’adultère qui est promu, mais ce voyeurisme dégoûtant et cette bigoterie des pseudo-moralistes, qui prospèrent sur les réseaux, qui sont fermement condamnés.

De même, si tous les citoyens venaient à être des miliciens de la morale en se dénonçant systématiquement les uns les autres sur le champ de la morale et de l’intimité, croyez-moi, très peu en sortiraient indemnes.

«Que celui d’entre vous qui n’a jamais péché lui jette la première pierre». Cette sagesse christique date d’il y a deux mille ans, mais elle porte un caractère éminemment éternel.

Mais par-delà les micro-polémiques qui rythment le débat public, une question fondamentale se doit d’être soulevée. Celle du dialogue nécessaire entre les croyances et les idéologies d’un côté, et le réel de l’autre.

Prenons comme exemple les rapports sexuels hors mariage. On a tout à fait le droit, en fonction des croyances de chacun, de considérer ce phénomène comme étant moralement condamnable ou non. Mais l’islam étant la religion d’Etat, comme mentionné dans l’article 3 de notre Constitution, le jugement moral qui a la prééminence est celui de la condamnation morale.

Cependant, si la religion décrète le «licite» et l'«illicite», le droit positif décide de ce qui est «autorisé» et «interdit». La différence est de taille. Car le «licite», du point de vue religieux, peut tout à fait être interdit du point de vue du droit, si les conditions de réalisation du licite ne sont pas réunies, ou si le contexte à l’origine du licite a profondément changé. Je prends pour exemple le mariage des mineurs. Son caractère «licite», du point de vue formel, ne peut servir d’alibi pour l’autoriser légalement, vu le caractère éminemment contextuel et historique de cette pratique. Il en va de même pour l’«illicite». Et là, je n’aborde même pas la dimension herméneutique, celle de l’interprétation du texte coranique, qui demeure toujours possible, quoi qu'en disent certains.

Revenons maintenant aux rapports sexuels hors mariage, et entamons un début de dialogue avec le réel.

Selon les données du Haut-Commissariat au Plan, l’âge moyen au premier mariage au Maroc en 2018 est de 31,9 ans pour les hommes et de 25,5 ans pour les femmes. Comparativement aux années précédentes, les Marocain(e)s ont tendance à retarder de plus en plus l’âge du mariage.

Donc, à moins que tous ces Marocains et Marocaines ne soient, avant leur mariage, des moines franciscains et des nonnes à cornette, et il y a fort à parier que non, beaucoup ont très vraisemblablement déjà eu des rapports sexuels hors mariage, avant ledit mariage.

Tournez l’affaire dans le sens que vous voulez, les faits sont les faits. Et pour certains, avant de vous offusquer de mes propos, je vous invite à respirer profondément, à boire un grand verre d’eau, et à vous demander si vous, ou des personnes de votre entourage, n’avez pas déjà eu des rapports sexuels avant le mariage.

Dans ce cas, trois postures peuvent être adoptées.

Soit on s’accroche formellement aux croyances dans une négation totale du réel, en continuant à envoyer des jeunes en prison, ou du moins en faisant pendre une épée de Damoclès au-dessus de leur tête, avec toutes les conséquences néfastes que cela suppose pour leur psychologie et leur épanouissement sexuel.

Soit on privilégie le réel en le rendant normatif. Cela revient à nier le caractère autant immoral qu’illégal des rapports sexuels hors mariage, au nom, par exemple, des libertés individuelles et des droit de l’homme.

Ou bien, et c’est ma démarche, de partir de l’idée que ce qu’on attend d’un Etat et de la loi, ce n’est pas d’être mon tuteur moral, mais de ne pas entraver ma quête de moralité.

Et cela passe autant par l’éducation et l’environnement culturel dans lequel nous évoluons que par la dimension socio-économique.

Car, disons-le ouvertement, la morale coûte cher au Maroc. Pour se marier aujourd’hui au Maroc, il faut littéralement, et j’exagère à peine, un CV en béton, et quelques millions de centimes pour la dot, les frais du mariage, le logement, son ameublement…

Une demande en mariage auprès d’une potentielle future belle-famille est, par bien des aspects, comparable à un entretien d’embauche. Ainsi, encourager le mariage nécessite la levée de barrières autant économiques que culturelles et mentales.

Ajoutons à cela des injonctions paradoxales, puisque des jeunes qui regardent aujourd’hui une série coréenne ou turque à la télé marocaine, avec des histoires romantiques en dehors du cadre du mariage, s’il leur venait à l’esprit de reproduire cela dans la rue par un baiser furtif ou en se tenant la main un peu trop charnellement, ce n’est pas au restaurant que cela risque de se terminer, mais bien au commissariat, après une petite balade pas très romantique à bord d’une estafette de police.

Ainsi, si on veut, dans une perspective non manichéenne, faire converger la morale et le réel, ce n’est pas dans la loi que réside la solution, mais dans l’esprit des gens, qui, faut-il le rappeler, seront jugés individuellement devant Dieu.

Que chacun cultive sa propre morale, en évitant soigneusement de prétendre enlever la paille qu’il y a dans l'œil de son prochain, avant d’avoir à enlever la poutre qu’il y a dans le sien.

La vertu se cultive par l’exemplarité et non par une approche carcérale.

Par Rachid Achachi
Le 10/11/2022 à 12h15