Après une brève et fragile stabilisation des cours du pétrole autour de 105 $ le baril, ces derniers sont brutalement montés en flèche la semaine dernière. Le cours de ce qu’on appelle communément l’«or noir» est passé de 102 $ le 10 mai à 114 $ le 16 du même mois. Soit une hausse de 12 $ en 6 jours.
Même si depuis, les cours ont légèrement baissé, la tendance demeure cependant haussière. Les Marocains l’ont d’ailleurs clairement ressenti au niveau des stations d’essence où les prix ont, des fois, dépassé les 15 DH pour le litre d’essence.
Cette hausse en apparence spectaculaire n’est probablement que le prélude d’une symphonie haussière, dont la composition est écrite à plusieurs mains.
Premièrement, l’activisme de plus en plus agressif des Etats-Unis en vue d’obtenir un embargo sur le pétrole russe n’est pas de nature à rassurer les marchés. Ces derniers anticipent une pénurie au niveau de certains marchés, principalement en Europe, et traduisent en spéculation à la hausse, faisant ainsi le pari d’un prolongement du conflit en Ukraine et du bras de fer entre Moscou et l’Occident.
Deuxièmement, le jeu subtil de l’OPEP. Bien que composée principalement de pays qualifiés d’alliés de Washington (Arabie saoudite, Emirats, Qatar et Koweït), cette organisation comprend également des pays qui lui sont ouvertement hostiles (Iran et Venezuela). Donc, pas la peine de trop s’attarder sur ces derniers. D’autant plus que leur production cumulée (4,5 millions de barils par jour) est inférieure à la moitié de la production saoudienne, qui se situe autour de 11 millions de barils par jour.
Ce sont, par conséquent, les monarchies du Golfe, et principalement le géant saoudien, qui donnent le «la» au sein de l’organisation. Car malgré de grandes pressions exercées par Washington pour augmenter les niveaux de production de pétrole, Ryad tient bon jusqu’à présent et refuse de s’y plier.
Les raisons sont nombreuses. La première est que cette flambée des cours représente une manne financière considérable pour l’Arabie saoudite. Une manne qu’il est hors de question de sacrifier dans l’immédiat sur l’autel des calculs géostratégiques de Washington. De plus, au sein de l’OPEP+, qui comprend dix autres pays en plus des membres traditionnels, la Russie est le deuxième chef d’orchestre du marché pétrolier mondial. Il est certes vrai que des bras de fer au sujet des quotas de production opposent de temps à autre Ryad à Moscou, mais sur le long terme, leurs intérêts convergent autour de la nécessité de maintenir les cours à des niveaux relativement élevés.
Mais la raison la plus subtile réside ailleurs. L’Arabie saoudite voit d’un très mauvais œil le fait de transformer le pétrole en arme géopolitique comme le fait Washington actuellement à l’égard de la Russie. Car demain, ça pourrait être son tour. L’affaire Khashoggi n’est pas si ancienne que cela, et l’administration Biden pourrait exhumer le dossier à nouveau et à n’importe quel moment.
De même, la crise énergétique actuelle est de nature à affaiblir l’Occident dans sa globalité. En effet, la Russie tient bon malgré l’avalanche des sanctions, tandis que les économies occidentales, et principalement européennes, vont payer cher, voire très, très cher leur soumission totale aux intérêts et à la stratégie américaine déployée contre la Russie. Car il faut bien le dire, les pays arabes, les pays émergents ainsi que la périphérie (principalement l’Afrique) de cette mondialisation qu’on nous promettait heureuse, semblent en avoir de plus en plus ras-le-bol de l’arrogance, de la prédation et du désir perpétuel d’un Occident qui en a de moins en moins les moyens.
Il en résulte qu’un éventuel affaiblissement du monde occidental sur le moyen terme pourrait être vu d’un bon œil par beaucoup de pays qui, cependant, n’osent pas encore l’exprimer clairement.
Car après leur retrait d’Irak, puis d’Afghanistan, et leur incapacité à renverser le pouvoir de Bachar Al Assad en Syrie, si les Etats-Unis échouent à nouveau en Ukraine, le statut d’«Hegemon» dont ils bénéficient depuis l’effondrement du bloc soviétique risque d’être considérablement ébranlé.
Si les Russes jouent aux échecs en Ukraine, les Etats-Unis sont amenés par la force des choses à jouer au poker en faisant un «all-in», ou pour le dire en français en «faisant tapis». Car ils n’ont d’autres choix que de mettre tous leurs jetons sur la table, au risque de sacrifier l’Europe. Ce qui ne pose fondamentalement pas de problèmes existentiels aux faucons américains, tant que l’Europe entraîne la Russie avec elle dans le gouffre.
Si face à la résistance française durant la bataille de Dunkerque en 1940, la propagande allemande disait que «les Anglais se battront jusqu’au dernier Français», il est tout à fait possible de dire aujourd’hui que «les Américains combattront les Russes jusqu’au dernier Européen». En attendant, c’est «jusqu’au dernier Ukrainien» qu’ils le font.