Le Maroc face à la guerre des mondes

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ChroniqueCette guerre des titans oppose deux conceptions civilisationnelles fondamentalement antinomiques. Sur le plan politique, elle oppose la démocratie libérale à la démocratie autoritaire ou «illibérale».

Le 10/03/2022 à 11h01

Face au conflit en Ukraine, la diplomatie marocaine a adopté comme à l’accoutumée dans ce genre de crise (souvenons-nous de la crise qataro-saoudienne) une position sage, prudente et équilibrée. En rappelant son attachement au «principe de non-recours à la force pour le règlement des différends entre Etats» et son «soutien à l’intégrité territoriale et à l’unité nationale de tous les Etats membres des Nations-Unis», sans pour autant ne citer ni la Russie ni l’Ukraine, le Maroc a rappelé la prééminence du droit international, sans choisir un camp de manière partisane. Car il s’agit de ménager la chèvre et le chou, autrement dit Moscou et Washington.

Cependant, loin des contraintes inhérentes à toute diplomatie, il est possible de faire de la prospective géopolitique à une échelle individuelle, sans que cela n’engage l’Etat.

Car il s’agit de s’interroger sur les deux principaux dénouements possible dans ce conflit, afin d’en déduire sur la longue durée ce qui serait le plus profitable au Maroc.

Premièrement en prenant de la hauteur, il est aisé de constater que loin d’opposer Moscou à Kiev, cet affrontement oppose à une échelle supérieure le monde occidental dans sa quasi-totalité sous l’égide de Washington, à la Russie, ainsi qu’à un certain nombre de puissances continentales telles que la Chine, dont le soutien à Moscou semble pour l’instant un peu timide mais néanmoins réel.

Cette guerre des titans oppose deux conceptions civilisationnelles fondamentalement antinomiques. Sur le plan politique, elle oppose la démocratie libérale à la démocratie autoritaire ou «illibérale». Sur le plan sociétal, les libertés individuelles et l’émancipation à tout va à la prééminence du collectif et la défense de certaines valeurs traditionnelles (famille, mariage, sacralité, importance de la tradition…). Sur le plan économique, l’économie de marché au capitalisme d’Etat.

Rappelons que dans une précédente chronique, nous avons eu l’occasion d’aller plus en profondeur dans l’analyse de cette opposition. Nous y avons amplement expliqué dans quelle mesure, par-delà la dimension économique ou politique, c’est l’opposition entre la «terre» et la «mer» en tant que fondements civilisationnels qui structurent en profondeur cette opposition plurimillénaire.

Ainsi, le déluge des sanctions occidentales qui s’est abattu ces dernières semaines sur la Russie démontre par bien des aspects à quel point cette guerre totale revêt un caractère éminemment civilisationnel.

Car mis à part l’économie russe, c’est aussi, voire surtout l’art, la culture, et par conséquent l’âme russe qui est radicalement combattue: des chefs d’orchestres russes licenciés un peu partout en Occident, des concerts de symphonies de Tchaïkovski annulés, des séminaires sur Dostoïevski dans une université de Milan supprimés, des cantatrices dans de célèbres orchestres philarmoniques en Europe licenciées, des danseuses de ballet, et tous les artistes russes sommés partout de par le monde à se positionner contre Poutine au risque de voir leur carrière voler en éclat.

Même durant la Deuxième Guerre mondiale, on n'a jamais vu les Anglais ou les Américains, retirer Hegel, Kant ou Goethe de leur programme scolaire et philosophique, et encore interdire des symphonies de Beethoven ou des concertos de Bach.

Etre Russe aujourd’hui fait de vous un paria dans le monde occidental. A l’image des musulmans en Occident après les attentats du 11 septembre où ils étaient sommés de condamner le terrorisme, comme s’ils l’étaient tous potentiellement.

Pour en revenir à notre lecture prospective, il est évident que cette opposition -de par son essentialisation- ira jusqu’à son terme. Soit la Russie s’effondre et ce sera au tour de la Chine après, et on entrera à nouveau dans un monde unipolaire avec une hégémonie occidentale absolue. Soit la Russie s’en sort avec pour conséquence une crise économique majeure au sein du monde occidental et par conséquent dans le monde, et qui marquera le baptême d’un monde multipolaire qui tarde à advenir.

Pour tout patriote marocain attaché à une souveraineté pleine et entière de son pays, la seule et unique perspective souhaitable serait d’aller vers un monde multipolaire, où les alternatives et les arbitrages entre les différents pôles de puissance, de même que leur mise en concurrence, permettent de créer des marges de souveraineté.

Car dans un monde unipolaire et hégémonique, des puissances intermédiaires comme le Maroc, deviendraient de fait, en l’absence d’alternatives stratégiques, soit des vassaux malgré eux, soit des «Etats voyous» comme les qualifie Washington, s’ils refusent malgré tout de se soumettre, avec toutes les conséquences économiques et sociales catastrophiques qui en découleront.

Ainsi, laissons notre diplomatie faire bien son travail en composant avec les impératifs du réel et les rapports de forces, mais essayons tout de même de comprendre que pour nous Marocains, ce conflit n’oppose pas seulement Moscou à Kiev ou Moscou et Washington, mais oppose deux mondes possibles.

Dans l’un nous pourrons exister en tant que pays souverain, dans l’autre, seul l’Hegemon occidental aura seul le monopole de la souveraineté.

Par Rachid Achachi
Le 10/03/2022 à 11h01