À quoi jouent les Émirats Arabes Unis?

DR

ChroniqueGuerre au Yémen, guerre civile en Libye, rivalité avec le grand voisin saoudien, connivences avec la Russie sur le marché pétrolier, et, plus récemment, un rapprochement décomplexé avec le président syrien Bachar El-Assad, les Emirats Arabes Unis semblent être sur tous les coups de la géopolitique, autant régionale qu’internationale.

Le 24/03/2022 à 11h01

A travers un soft-power économique et culturel important et une diplomatie silencieuse, Abou Dhabi semble jouer une partition qui, pour l’instant, est médiatiquement éclipsée par les fracas du conflit russo-ukrainien.

Revenons tout d’abord sur les évènements les plus récents, en commençant par le positionnement des Emirats vis-à-vis de la Russie.

Bien avant l’opération militaire russe en Ukraine, soit en 2021, de profondes tensions avaient traversé l’OPEP+, sur fond de rivalités entre Abou Dhabi et Riyad. En effet, les Emiratis, qui ont récemment beaucoup investi dans l’augmentation de leurs capacités productives de pétrole, désiraient revoir leur quota de production à la hausse. Dans un premier temps, Riyad autant que Moscou, semblaient être réticents face à cette requête en raison du recul de la demande mondiale dans un contexte de pandémie. Une augmentation des quotas de production se serait traduite par une baisse plus prononcée des cours. Finalement, les Emirats avaient obtenu gain de cause, au détriment de leur grand voisin saoudien, et cela en grande partie grâce à la flexibilité de Moscou. Le 18 juillet 2021, un accord fut conclu. Ce dernier prévoyait une hausse du quota de production émirati à 3,5 millions de barils par jour à partir de mai 2022. Silence radio du côté de Riyad.

Deuxième élément, le rapprochement entre Moscou et Abou Dhabi, à travers le deal réalisé par les deux pays au niveau du Conseil de Sécurité de l’ONU.

En effet, le 25 janvier, une résolution qui réclamait de la Russie de retirer immédiatement ses troupes d’Ukraine fut votée. Cette dernière ne passa pas, en raison du véto russe. Mais le plus intéressant est que les Emirats se sont abstenus, au côté de la Chine et de l’Inde.

En échange de cette neutralité, la Russie, qui est traditionnellement considérée comme un soutien important de l’Iran, a voté favorablement pour la résolution qui étend à l’ensemble des Houthis l’embargo sur les armes.

Mais quelques jours plus tard, soit le 2 mars, Abou Dhabi vota en faveur d’une résolution à l’assemblée générale du l’ONU, qui exigeait que la Russie cesse immédiatement de recourir à la force contre l’Ukraine. Ce changement de position fut perçu par certains comme une volte-face des Emiratis. Mais il n’en est rien. Car contrairement aux résolutions du Conseil de Sécurité, celle de l’assemblée générale ne sont pas contraignantes légalement. Ce qui permet aux Emirats de ménager la chèvre et le chou, en soutenant par l’abstention la Russie dans les votes qui comptent, tout en s’alignant formellement à l’Occident lors des votes symboliques, pour ne pas dire stériles.

Troisième élément, la récente visite, le 18 mars, du président syrien Bachar El Assad, fidèle allié de Moscou dans région, à Abou Dhabi, où il fut reçu avec les honneurs. Cette visite qui peut être perçue comme un début de normalisation de l’Etat syrien dans la région, revêt peut-être un caractère plus profond. Car de par sa position, la Syrie est un verrou incontournable pour tout pays dans la région du Proche et du Moyen-Orient qui voudrait faire parvenir son pétrole ou son gaz à l’Europe, sans passer par le détroit d’Ormuz, soumis en permanence à la menace iranienne. Il est utile de mentionner à ce titre que l’une des raisons du conflit syrien commencé en 2011, fut la rivalité entre deux projets concurrents de pipelines, qui devait faire de la Syrie un hub énergétique important.

Premièrement le projet qataro-turc, qui entendait construire un gazoduc qui en traversant l’Arabie Saoudite, la Jordanie et la Syrie, devait permettre de livrer le gaz qatari à l’Europe à partir des côtes syriennes via la mer Méditerranée, mais également à travers un prolongement du gazoduc qui devait traverser le territoire turc.

L’autre projet de gazoduc, surnommé «Pipeline islamique», devait livrer le gaz iranien aux européens en traversant l’Irak et la Syrie.

En ayant opté pour ce dernier en 2009, Damas s’est mis à dos le Qatar, l’Arabie Saoudite et la Turquie. Ceci qui explique en grande partie la position anti-Assad de ces pays, deux ans plus tard, lors de l’enclenchement de la guerre civile en Syrie.

Il n’est pas exclu que cette visite d’Al Assad à Abou Dhabi, n’est que le prélude à un nouveau projet de pipeline, un oléoduc en l’occurrence, qui partirait des Emirats jusqu’aux côtes syriennes, en partie par voie sous-marine, puis en traversant le Koweït et l’Irak, afin de livrer directement le pétrole émirati aux marchés européens, sans passer par le détroit d’Ormuz, ni par le sol saoudien. L’avenir nous le dira. En échange, une aide financière conséquente pour la reconstruction de la Syrie pourrait être mise sur la table par Abou Dhabi.

Quatrième élément, le désir des Emirats de s’émanciper de l’hégémonie saoudienne dans la région. Car après un épisode de graves tensions diplomatiques entre Riyad et Doha, la réconciliation entre les deux pays en janvier 2021 semble avoir isolé les Emirats dans la région les confrontant à dilemme. Soit s’aligner sur Riyad, soit entamer un bras de fer périlleux. Cependant, la victoire de Biden aux Etats-Unis en 2021 a changé la donne. C’est ce qu’on appelle l’«effet Washington». Longtemps soutenu par Trump, Mohammed Ben Salmane se retrouve désormais dans une situation où il se retrouve fragilisé, avec un soutien américain moins prononcé. D’autant plus que l’affaire Khashoggi lui pend encore sur la tête, telle une épée de Damoclès. Abou Dhabi profite désormais d’une plus grande marge de manœuvre.

D’autant plus que les dissensions entre les deux capitales portent également sur d’autres dossiers essentiels, comme le Yémen. Bien que les deux pays aient fait partie du même camp dans ce conflit, les deux soutiennent des camps différents, tout en étant tout deux opposés aux Houthis. Abou Dabi soutient le Conseil de transition du Sud, là où Riyad soutient le gouvernement Hadi.

Autre divergence, mais qui mériterait un développement à part, le rapport à Israël. Car au moment où les Emirats ont décidé de normaliser à toute vitesse leurs relations avec Tel Aviv, l’Arabie Saoudite semble encore réticente à franchir le pas.

De tout ces points évoqués parmi tant d’autres, il paraît évident que les Emirats Arabes Unis, en faisant preuve d’un réalisme géopolitique redoutable, semblent de plus en plus accéder à une importante autonomie stratégique qu’on ne peut que saluer. Une autonomisation qui, tout en défendant leurs intérêts nationaux, semble s’inscrire dans une perspective stratégique de longue terme, celle d’une multipolarisation du monde de plus en plus prononcée, que le conflit russo-ukrainien ne fait qu’accélérer.

Par Rachid Achachi
Le 24/03/2022 à 11h01