Une nouvelle ère dans les relations Maroc-Espagne! La déclaration conjointe adoptée au terme des discussions, le 7 avril courant, entre le Roi Mohammed VI et le président du gouvernement espagnol, Pedro Sanchez, consacre une séquence tournée vers l'avenir; elle se fonde sur des principes; elle définit une feuille de route avec un agenda. Il faut évidemment s'en féliciter. Parmi les gestes concrets attendus de Madrid, il faut citer l'ouverture d'un consulat général à Dakhla pouvant être préparée par une délégation régionale de la chambre de commerce de ce pays venant élargir territorialement le rôle de celle qui a son siège à Casablanca. Un tel acte présente toutes les conditions de faisabilité puisqu'il relèverait de la décision d'opérateurs privés du voisin ibérique.
Maintenant, le « dur», et entre autres ce grand chantier: celui du projet de tunnel ferroviaire sous le détroit de Gibraltar. Les études n'ont pas manqué en la matière depuis plus de quatre décennies, avec la création le 24 octobre 1980, d'un comité mixte hispano-marocain et de deux sociétés étatiques d'études, d'un côté la Société Nationale d'Etudes du Détroit de Gibraltar (SNED) dirigée alors par Mohamed Kabbaj, et de l'autre la Sociedad Espagnola de Estudios Para la Communicacion Fija a travès del Estrecho de Gibraltar (SECEGSA). De multiples approches ont été entreprises pour appréhender différentes alternatives. Celle qui a été retenue en 1995 regarde la construction d'un tunnel ferroviaire creusé dans le sous-sol marin.
C'est la solution la plus économique, la plus faisable aussi pour ce qui est de sa construction. Cette solution a été ensuite affinée avec des investigations géotechniques supplémentaires pratiquement finalisées aujourd'hui. Ce projet prendra forme avec deux tunnels ferroviaires à voie unique et une galerie de secours et de services techniques; celle-ci faciliterait les opérations d'exploitation et d'entretien en même temps que la sécurité pour les usagers. Il prévoit le transport de passagers et de marchandises entre deux terminaux (Nord et Sud) avec des rames navettes pour les véhicules accompagnés et les camions. Il faut y ajouter des trains conventionnels de passagers et de fret. La distance entre les gares terminales sera de 42 km; celle du tunnel de 38,7 km; et celle du tunnel sous-marin de 27,8 km.
Une telle liaison fixe aura un grand impact économique dans la région: une plaque tournante des réseaux européens et africains de transport; la facilitation de la circulation des personnes et des marchandises entre les deux continents; une valeur ajoutée à la stratégie de développement du transport en Méditerranée occidentale– un fort potentiel ne pouvant qu'attirer des investissements financiers et technologiques internationaux.
Ce sera aussi, avec ses installations à terre, une plateforme logistique: points ou zones de transbordement des chaînes de transport, aménagement du territoire, rationalisation des infrastructures, optimisation de la chaîne logistique, exploitation des installations de stockage, réduction des temps de traversée (30 minutes) et des coûts de transport sans oublier le développement de l'intermodalité avec l'utilisation successive de plusieurs modes de transport d'une charge utile d'un point d'origine à un point de destination. Dans cette perspective, les conditions propres au détroit de Gibraltar et aux territoires adjacents sont spécifiques et mêmes exceptionnelles avec trois grands ports (Algésiras, Tanger et Tanger Med) et deux de taille moyenne (Cadix et Sebta). Un périmètre restreint de convergence des corridors maritimes de l'Atlantique et de la Méditerranée. Une plus grande accessibilité à ces ports. Une voie de passage prioritaire aussi des axes de transport terrestre transcontinentaux.
La communauté internationale, elle, accorde un grand intérêt à ce projet. Cela tient à plusieurs facteurs liés entre eux d'ailleurs: la situation géostratégique du détroit de Gibraltar; l'essor continu des échanges à échelle internationale; sa dimension géopolitique; son insertion dans la création d'une zone économique euro-africaine intégrée. De quoi conforter et promouvoir un véritable partenariat entre l'UE et le Maroc, le Maghreb et même l'Afrique. Ce projet est suivi par l'ECOSOC (Conseil Economique et Social des Nations Unies) tant pour ce qui est de son financement que de son impact économique sur le Maroc et l’Espagne et au-delà. L'axe France- Espagne-Maroc est ainsi l'une des voies prioritaires dans la perspective de l'extension des réseaux transeuropéens de transports dans les pays limitrophes.
A n'en pas douter, le projet va être redynamisé sur la base de la «nouvelle ère» des relations entre Rabat et Madrid: c'est du «lourd», du structurant… Voici un an, l’ancien ministre marocain des Transports, Abdelkader Amara, et son homologue espagnol, José Luis Abalos, ont tenu par visioconférence une réunion à ce sujet. Un rendez-vous de ce niveau qui n'avait pas eu lieu depuis celui de Tanger ...En 2009.
La faisabilité technique a été établie, entre autres, par une société suisse, Lombardi Engenneering Ltd. Elle avait alors retenu des prévisions de 10 millions de passagers et de 7 millions de tonnes de marchandises à l'horizon 2030 –des chiffres évidemment à actualiser aujourd'hui. A la fin 2020, un nouveau directeur a été nommé à la tête de la société SECEGSA, José Luis Goberna Caride. Le projet a été élargi à une fibre optique et à un câble électrique dans le tunnel. Il est aujourd'hui prévu des flux de 13 millions de tonnes de marchandises et de 12 millions de passagers d'ici 2050.
Reste la question du financement. Là aussi, bien des montages ont été élaborés et même affinés suivant différentes hypothèses. Ce qui ressort, pour l'essentiel, est celle d'un «mix» associant le capital public des deux Etats, un financement étranger et des subventions partielles de chacun des deux budgets. Sur cette base-là, le concours international serait celui de la Banque mondiale, de la BEI (Banque européenne d'investissement), du Fonds Africain de Développement, de la BAD (Banque Africaine de Développement) ainsi que de Fonds arabes. Il faut y ajouter celui de l'UE dans le cadre de sa politique de voisinage.
Des propositions intéressent par ailleurs la distinction à faire entre le financement de la construction du projet de tunnel –de l'ordre de 5 milliards d'euros– et son exploitation même. Deux régimes juridiques différents. Une autre piste va plus loin en mettant en avant un montage innovant: celui d'une société coopérative internationale. Ses membres sociétaires seraient le Maroc et l'Espagne, principalement, mais aussi des pays intéressés par les opportunités et les débouchés sur l'Afrique.
De quoi donc stimuler les énergies autour d'un projet éligible aux «Douze travaux d’Hercule». Une idée au départ, puis une utopie, aujourd'hui un grand dessein –le réalisme de l'imaginaire avec un volontarisme partagé par les deux pays.