Avec ce nouveau livre présenté à la 27e édition du Salon international de l'édition et du livre (SIEL) qui se tient à Rabat, depuis le jeudi 2 juin dernier, Hassan Aourid revient sur une problématique qu'il pourchasse pratiquement depuis plus d'une décennie: celle de l'islamisme et de ses multiples avatars. Il fait sienne sans doute cette phrase de Camus: «mal nommer les choses, c'est ajouter au malheur du monde». L'islamisme est en effet là, au-dedans dans chacun des pays arabes et musulmans, suivant des modalités différentes; au dehors, aussi, comme facteur structurant depuis au moins quatre décennies du système géopolitique, géostratégique international. Voilà pourquoi, il est utile de l'appréhender sous toutes ses facettes. Tel l'hydre de Lerne, de la mythologie antique, c'est un serpent, à plusieurs têtes: elles repoussent dès qu'elles sont tranchées.
L'islamisme radical? La référence à la géologie s'impose. Pourquoi? Parce qu'il s'agit historiquement d'un processus de sédimentation, par couches se superposant les unes sur les autres. L'auteur en fait une présentation synthétique utile. La première est sans conteste la matrice des Frères musulmans avec Hassan Al-Benna en Egypte, un instituteur qui va fonder cette confrérie; elle qui va se développer à partir d'un «noyau dur» de quelques personnes au départ puis se doter d'une organisation spartiate. Celle-ci s'articule autour de strates –la famille, la brigade et les phalanges– doublée par un organe secret (al jihaz assiri). Comme il le note, «le modèle auquel renvoyait Al-Benna est celui des premiers temps de l'Islam, du temps du Prophète».
Avec ce mot d'ordre messianique: «au bout du combat, l'Islam triomphera». La feuille de route? La défense de l'Islam et le «rôle de guider les autres nations et commander les autres peuples». A son 5e congrès, en 1938, l'Organisation des Frères devient une association politique avec ce slogan: «l'Islam est religion et Etat, le Livre (musshaf) et l’épée». Un bras armé. L’Organisation spéciale (attandhim al khas) est créé; la violence est ainsi légitimée; le but ultime est le jihad avec le culte de la mort –la martyrologie.
Autre strate: celle que l'on doit à Sayed Qotb, l'idéologue, assumant un rôle de premier plan au sein de la Confrérie. Celle-ci soutient en 1952 le putsch des officiers libres dirigés par Nasser mais elle est ensuite sévèrement réprimée. Condamné d’abord pour avoir constitué un groupe armé, à quinze ans de prison, Sayed Qotb est condamné à mort par pendaison en août 1966. Durant ses années de prison, il achève un livre «Sous l'ombre du Coran» (Fi Zilaal Al- Quraan) puis un autre majeur, «Jalons sur le route» Maâlim fi Tarïq) –cet ouvrage s'apparentant à un brûlot subversif aurait constitué le véritable motif de sa condamnation à la peine capitale par l'Etat égyptien.
Après le 11 septembre 2011, ses idées ont été ravivées en ce qu'elles offraient une plateforme aux diverses composantes de la mouvance islamiste radicale. Ce qu'il faut en retenir en résumé c'est la construction et l'idéologisation d'une pensée où l'ennemi est identifié et déclaré: l'Occident libéral, mais aussi communistes, «les Croisés», les juifs avec la nouvelle idéologie sioniste qui ne serait, selon lui, qu'un avatar de l'inimité profonde des juifs vis-à-vis de l'Islam, en sus des suppôts de l'ordre ambiant... Il récuse la démocratie occidentale qualifiée de «banqueroute»; les théories marxistes aussi devenues des idéologies d'Etat; il appelle à une nouvelle direction de l'humanité au profit de ce crédo: «l' Islam est la solution».
Une nouvelle ère marquant la fin de la jahilia et de la hakimia laquelle évacue l'éthique divine (minhaj Allah) et se distingue par son opposition à la domination de Dieu. Le changement doit être à ses yeux radical, et ce sur la base d'une nouvelle conception de l'Islam et du djihad. Un djihad qui ne doit pas être défensif –défaitiste même– mais libérateur. D’où le primat et la nécessité de l'action armée. Un argumentaire qui a été repris, par capillarité, par diverses mouvances islamistes en Egypte et ailleurs, en particulier du côté du wahhabisme en Arabie Saoudite. C'est ce salafisme jihadiste qui va inspirer, par exemple, les quinze Saoudiens –parmi les dix-neuf terroristes– du 11 septembre 2011.
C'est que, comme le note Hassan Aourid, prévaut alors un contexte particulier: celui de «L'ordre saoudien» qui s'installe depuis les années soixante-dix. De quoi rehausser le statut de Riyad au Moyen-Orient et même au-delà. Trois facteurs ont joué cumulativement dans ce sens: la manne des réserves d'hydrocarbures, l'idéologie religieuse appelée le wahhabisme –une version rigoriste du salafisme qui repose sur idée d'unicité, de puritanisme– et son pendant, l'excommunication (takfir).
Mais cet ordre va connaître diverses formes de contestation, les unes internes, les autres extérieures, liées aux conclusions de l'espace de la région (Palestine, Israël, Iran). Précisément, le régime chiite de Téhéran marque et accentue l'altérité avec l'Islam sunnite. Il se déploie dans la région avec le Hizbollah libanais. Mais il va apporter une plus-value, si l'on ose dire, à l'islamisme radical, «deux grandes armes qui s'avèreront d'une efficacité redoutable contre l'Occident, Israël et les régimes «vendus», «suppôts» de l'Occident: le culte de la mort, ou l'amour de la mort, et la dissimulation (taqea...)».
L'islamisme radical trouve historiquement un bouillon de culture en Afghanistan. Ce pays avait été envahi par l'armée soviétique (1979-1989) qui y connaîtra une défaite cuisante. Un terreau du salafisme qui a vu la propulsion de grandes figures jihadistes (Mohmaed Al-Maqdisi, Oussama Ben Laden, Zarqaoui). Une incubation qui va déborder sur la région et ailleurs. Il faut aussi mentionner la notion de «jihad global» défendue par le Palestinien Abdellah Azzam. Est ainsi repris le principe du martyr des chiites auquel est accolé celui du jihad. Une obligation pour tout musulman (fardu'ayn), bien distincte de celle facultative (fardu kifaya). Le jihad n'est pas limité à un devoir offensif ni même à l'avant-garde (Talia) de Sayed Qotb mais à tout musulman. Il est pratiquement érigé à un statut: «un pilier de l’Islam». Il doit aussi, selon ce même auteur, être permanent et viser à libérer les territoires de Dar al Islam (Palestine, Tchétchénie, Cachemire, Andalousie...).
Avec le prédicateur Youssef Al-Qaradaoui –dont la visibilité avait beaucoup gagné avec la chaîne qatarie Al-Jazeera –c'est une autre voix de l'islamisme radical qui s’impose mais sans aller jusqu'à l'excommunication (takfir) des musulmans. Au plan politique, il défendait plutôt une approche médiane et modérée (al Wasatiya wa al i’tidal), se proposant de mettre en avant une «modernité» de l'islamité voire de l'Islam. C'est un homme de multiples réseaux à l'échelon régional et international –dont la présidence de l'Union mondiale des oulémas. Au Maroc aussi: parrainage de la jeunesse PJD, d'Ahmed Raïssouni aussi –alors président du Mouvement Unicité et Réforme (MUR) jusqu'en 2003– dont il était le second au sein de l'instance précitée.
L'islamisme radical, hier, aujourd'hui et sans doute demain encore: c'est aussi la mise en relief de la politique américaine. Les trois décennies écoulées attestent de bien de faits majeurs: l'invasion de l'Irak avec l'opération «Bouclier du Désert», en 1990, au lendemain de l'invasion du Koweït par l'Irak; le projet d'un «nouvel ordre mondial» de Bush; les attentats du 11 septembre 2001; la guerre contre l'Irak en 2003 pour remodeler le monde arabe en se basant sur la notion de «chaos constructif», développée par l'économiste autrichien Schumpeter.
Que reste-t-il aujourd'hui de l'islamisme radical? Une mouvance polarisée autour d'al-Qaïda; elle s'est élargie internationalement à l'Etat islamique (EI). Radicalisation de l'Islam? Islamisation de la radicalité comme l’a écrit Olivier Roy? Le fait est là: le combat ne se borne plus à porter et à incarner l'étendard de l'Islam; il se mondialise. Comme le note l’auteur, «Le djihadisme remplace le djihad». Contre les Occidentaux, contre l'Occident... Un livre à lire. A recommander aussi.
______________________________________Hassan Aourid, «L’Hydre de l'islamisme radical», éditions de La Croisée des Chemins, Casablanca, 2022, 203 p.