Alors que la tournée rituelle des Regraga vient de boucler son périple et que le temps reste encore propice à l’errance, j’ai choisi de m’embarquer cette semaine sur les traces de sept hommes pas comme les autres.
Pas seulement les Sab’atou rijâl Regraga, mais ceux qu’ils ont inspirés plus tardivement à Marrakech; tandis que de l’autre côté des frontières, des légendes autour de sept saints sont présentes aussi bien en Espagne, avec les sept apôtres de la Bétique, qu’en France, avec les sept évangélisateurs de l’Armorique…
Sept. Un nombre sacré à travers les croyances; tout comme sont magiques ces récits d’une autre époque et autres survivances.
Je ne me lasse pas à ce propos de plonger dans la «légende dorée» des Regraga qui les relie à des ancêtres fondateurs, apôtres de Jésus, appelés pour cela Hawâriyoun.
A cette date, ils étaient tout juste quatre hommes, donnés unanimement comme martyrisés dans leur foi monothéiste, fidèles à la foi abrahamique dans sa proclamation de la transcendance divine absolue. D’où le lien établi avec l’arianisme, objet de leur persécution par l’Église officielle.
Fuyant par voie de mer depuis l’Espagne, ils auraient alors accosté à Aguz sur les rivages de l’Oued Tensift à son embouchure sur l’Atlantique.
Là, ils auraient fondé un lieu de prières, appelé en berbère Timzkden n’houren («la Mosquée des apôtres»).
C’est à cet endroit même que fut érigée, quelques siècles plus tard, la Zaouïa des Regraga, dite Retnana, probablement sur le territoire d’une ancienne petite ville portuaire, nommée dans les textes anciens Aguz Retnana. Elle est évoquée pour la première fois par le géographe andalou du XIe siècle Al-Bakri, qui avait également rapporté l’existence d’un ribat, monastère aujourd’hui disparu.
C’est que, de la filiation de ces quatre apôtres, seraient nés les fameux Sept Hommes.
Ce sont Sidi Ouasmine, sultan des Regraga, inhumé au sommet du mont Hadid; Sidi Boubker Chemmas, enterré à la zaouïa d’Aqermoud; son fils, Sidi Saleh, enterré dans le voisinage; Sidi Abd-Allah Adnas; Sidi Aïssa, surnommé Bou-Khabia («l’Homme à la gargoulette») dont le tombeau est encore très visité sur la rive de l’Oued Tensift; Sidi Saïd ben Yebqa, enterré à Tamazat; Sidi Yaâla ben Moslin, enterré au Ribat Chakir.
Le haut fait de ces sept hommes serait leur visite au prophète Sidna Mohammed dont ils attendaient l’arrivée; ce qui ferait d’eux des Compagnons, premiers introducteurs de l’islam au Maroc.
Une thèse mise en doute par les Ouléma de Fès du XVIIe siècle mais ardemment défendue par les Regraga qui rapportent la bénédiction du Prophète aux Sept Saints chargés de propager les nouveaux enseignements auprès de leurs compatriotes.
Mission réussie si l’on en croit cette légende selon laquelle le cavalier Oqba ibn Nafiî aurait trouvé le pays Haha islamisé à son entrée au Maroc.
Quoi qu’il en soit, les Regragra, en tant que moines-guerriers, adeptes de l’orthodoxie, continuèrent à s’illustrer par leur lutte contre les hérétiques Berghouata de la Tamesna; leur introduction au XIVe siècle du rite chadilite au Maroc par l’intermédiaire de l’imam et ascète Abou Zaïd Ou Ilias Regragui suite à ses vingt années de séjour en Orient.
Plus tard, ils se démarquèrent par leurs combats contre les occupants portugais et leur alliance avec les libérateurs saâdiens auxquels ils fournirent une armée nombreuse de moujahidine.
Aujourd’hui encore, selon une tradition immuable, s’effectue à chaque printemps, pendant quarante-quatre jours successifs, un pèlerinage circulaire (appelé Daour, littéralement Tour) autour des tombeaux des sept saints des Regraga, fédérant leurs treize zaouïas autour de la khaima ou tente sacrée dont le symbolisme est rapproché de celui de la caverne…
Réunissant des milliers de fidèles, l’importance du Daour avait pris une telle proportion au XVIIe siècle que le sultan Moulay Ismaïl -gardant sans doute le souvenir du poids de la tribu avec sa victoire en 1640 au Jbel Hadid sur le Saâdien Mohamed Cheikh fils de Zaidan- avait décidé d’instituer de toutes pièces le pèlerinage des Sab’tou Rijāl de Marrakech pour contrecarrer son influence, tout en veillant par ailleurs à l’agrandissement et à l’embellissement de nombreux tombeaux et oratoires.
C’est le savantissime Hassan ben Messaoud Youssi, brillant homme de lettres, théologien et grand voyageur, né au sein de la tribu Aït Youssi, qui aurait été chargé de l’opération.
Parmi les innombrables saints de la ville, en furent choisis sept, issus de différentes époques (almoravide, almohade, mérinide, saâdienne), de différentes régions (Souss, Marrakech, Sebta, Ksar el-Kebir, Andalousie) et dont la visite circulaire suivait un certain ordre résumé dans un poème.
Le succès fut tel que le nom de Marrakech ne tarda pas à être accolé à ses sept saints patrons; et la dévotion populaire si enflammée que le sultan Moulay Slimane, sensible aux idées wahhabites naissantes, avait adressé un message ferme pour calmer toute ardeur risquant de frôler l’idolâtrie.
S’il existe à travers le pays, d’autres Sept Hommes notables, que ce soit au sein des Alamiyin en pays Jbala ou chez les Aït Bou-Sbaâ avec les sept martyrs de Seguia Hamra, il serait tentant de voyager un peu plus loin, cette fois du côté de la tradition chrétienne.
C’est ainsi qu’en Espagne circule le récit de sept hommes apostoliques (los Varones apostolicos), tous disciples de Saint-Jacques le Majeur, chargés d’évangéliser l’Hispanie par Saint-Pierre et Saint-Paul, qui les avaient ordonnés à Rome. Leur débarquement se serait effectué dans la colonie romaine correspondant à l’actuelle Guadix. Arrivés lors des célébrations par les païens en l’honneur de leurs dieux, ils auraient été chassés à la rivière, puis miraculeusement sauvés, pour fonder ensuite sept évêchés à l’instar de Saint Cecilio, devenu saint patron de Grenade.
Un récit analogue se retrouve avec les sept évêques missionnaires chargés de convertir la Gaule, tous exécutés par la Romains. Parmi eux figure Saint-Denis, premier évêque de Paris (dite alors Lutèce), décapité à Montmartre, dont une des étymologies serait Mons Martyrum ou Mont des martyrs.
Que dire des Sept saints fondateurs de la Bretagne et de leur pèlerinage, signifiant aussi Tour (Tro Breiz)!
Considérés comme des ermites originaires du Pays de Galles et de Cornouailles, ils seraient arrivés en Armorique vers les Ve et VIe siècles pour y fonder les sept premières cités épiscopales telles Saint-Brieuc ou Saint-Malo.
Par ailleurs, dans le hameau des Sept-Saints se trouve une chapelle, bâtie au XVIIIe siècle au-dessus d’un antique dolmen sous le patronage de sept saints, identifiés aux sept évêques de Bretagne alors qu’Ernest Renan évoquait déjà l’origine orientale du culte.
Dans ce sillage, Louis Massignon a établi un lien avec le récit miraculeux chrétien des Sept Dormants d'Ephèse, comparé aux Ahl al-Kahf (Gens de la Caverne, dont le nombre n’est pas spécifié dans le Coran) et créait dès 1954, un pèlerinage islamo-chrétien.
Difficile de se prononcer sur la nature précise de tous ces liens; mais il subsiste une fascination certaine pour ces connexions entre différents mythes de régénérescence qui s’endorment et se réveillent, résistant inlassablement à l’épreuve du temps.