Tout le monde vous aime quand vous êtes mort

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ChroniqueCe n’est pas que du Swab. Boucetta appartient à la race des grands. Et je ne dis pas cela simplement parce que ses successeurs ne font pas le poids.

Le 18/02/2017 à 17h56

Quand une personne meurt, on lui trouve soudain toutes les qualités du monde. Et on exagère, bien sûr. Cela s’appelle le Swab, version marocaine et à vrai dire inimitable de la politesse et des bonnes manières. Ce n’est pas vraiment de l’hypocrisie, c’est plus proche de la compassion et de la nostalgie. Comme dit la chanson: «Tout le monde vous aime quand vous êtes mort». Et pourtant.

Dans les jours qui viennent, vous lirez beaucoup de bonnes et belles choses sur M’hamed Boucetta, le grand zaim de l’Istiqlal qui vient de rendre l’âme à plus de 90 ans. Ce n’est pas que du Swab. Boucetta appartient à la race des grands. Et je ne dis pas cela simplement parce que les successeurs de Boucetta ne font pas le poids (quand je pense que l’Istiqlal est aujourd’hui entre les mains de Chabat, pfff!).

Enfant, je regardais Boucetta à la télévision et je n’aimais pas du tout. J’appartiens à cette race à part, celle des Marocains viscéralement fâchés avec leur télévision et avec l’image complètement édulcorée, si loin de la réalité, qu’elle leur a longtemps servie. Les leaders politiques, les zaim, les ministres et tous les officiels, nous les appelions les comiques. Ils étaient tous fachos à nos yeux, et vendus, et faux, et suspects.

Mais nous étions enfants. Nous jugions vite et souvent mal. Je vais utiliser une expression qui parlera peut-être à certains parmi vous: nous aimions haïr!

Aimer haïr n’est, bien sûr et comme je l’ai appris plus tard en lisant les manuels de psychopathologie, qu’un cri de révolte. C’est aussi l’expression détournée d’un amour déçu ou contrarié. Quand on est jeune et révolté, la haine est un objet de culte et d’amour, et c’est très tendance: ça fait chic parce que ça fait choc.

Donc j’aimais haïr Boucetta. Lui et les autres. Je mettais tous ces hommes dits providentiels dans un même sac et je m’en débarrassais au plus vite. J’avais tort, fort heureusement.

J’ai révisé mon jugement quand j’ai connu de près l’un de ces hommes, Ali Yata, père du communisme marocain. A mes yeux, il faisait partie des «comiques» qui passaient à la télévision, et qui nous gouvernaient accessoirement. Mais ça, c’était avant. J’étais si loin du compte.

L’homme que j’avais en face de moi n’avait rien à voir avec celui de la télévision. Le décalage était énorme. J’ai découvert un homme d’un raffinement exquis, d’une très grande culture. J’avais même parfois l’impression qu’il avait un couteau suisse à la place des yeux tant son regard respirait l’intelligence, et une intelligence «coupante» s’il vous plait.

Le journalisme et le hasard m’ont amené plus tard, au fil des années, à connaitre d’autres figures majeures de la «scène» marocaine. Pas tous mais beaucoup m’ont fait forte impression. Boucetta appartient évidemment au lot.

Sa culture et sa malice me faisaient penser avec tendresse à Yata. C’étaient des personnages d’une extraordinaire complexité. Mais ils n’étaient ni les demi-dieux décrits par leurs disciples et partisans, ni (surtout) les comiques crachés par la télévision. 

Par Karim Boukhari
Le 18/02/2017 à 17h56