Il est jeune et il vient de la campagne. Son rêve est de s’en sortir et de gagner beaucoup d’argent, peu importe comment. En attendant, il travaille dans un abattoir. Il vit aussi dans cet abattoir, nuit et jour. Il passe tout son temps dans cet espace où le sang coule à flots et où on apprend les mille et une manières de tuer un animal, l’étriper, le dépecer, etc.
Le jeune homme n’est pas seul. Des hommes de tous les âges survivent dans cette immense boucherie. Ils rêvent eux aussi de s’en sortir. Ils rêvent d’ailleurs, d’Europe, d’argent, d’amour. Leur tête est là, dans cette boucherie, au cœur de la grande ville, mais leur esprit vagabonde. Ils sont en transit, coincés dans ce grand espace qui devient tout petit, à écouter du raï et à espérer un miracle.
Certains ont passé l’âge de la retraite, d’autres ont perdu la tête. Mais ils sont toujours là, ils espèrent encore et ils attendent. Comme ce jeune homme. Lui aussi passera peut-être toute sa vie à attendre. Même s’il est pressé et même si, comme dit la chanson, le temps n’attendra personne.
Tout cela pour vous expliquer, amis lecteurs, que ce jeune homme a « un rond point dans la tête ». Il est perdu. Il y a un immense carrefour à l’intérieur de sa tête et il ne sait quelle route prendre. Ce jeune homme peut devenir, demain, dans quelques années, un kamikaze, un Harrag échoué au bord d’une plage européenne, un contrebandier, un dealer ou l’un de ces petits voyous qui font peur à la bonne société.
Mais il peut très bien rester sans bouger et devenir «la même chose», c'est-à-dire un forçat ou un galérien, vivant et travaillant au milieu du sang et des peaux de bêtes massacrées. Le même homme mais vieux. Rien ne changera pour lui. C’est à peine si son dos se voutera, ses traits se creuseront, ses dents comme ses rêves partiront en ruines…
Cette histoire triste, qui est bien réelle, se déroule à Alger. Mais elle aurait pu se dérouler dans n’importe quelle grande ville du Maghreb. Dans les faubourgs de Casablanca ou de Fès, par exemple.
Cette histoire, c’est celle que raconte un film formidable, l’un des plus beaux OVNI de ces dernières années, et qui s’appelle «Dans ma tête un rond point» tourné par Hassan Ferhani il y a deux ans. C’est un documentaire ou ce qu’on appelle aujourd’hui «le cinéma du réel». Le film a voyagé dans le monde entier, il a partout séduit et gagné des prix. S’il tombe entre vos mains, enfermez-vous et plongez dans cet univers sordide, plein d’amertume mais aussi de poésie.
Ce film raconte notre histoire, notre présent. Il les raconte par la métaphore, autour d’un bain de sang et d’un bucher de rêves brûlés.
Nos pays, nos villes, débordent de jeunes et de moins jeunes qui ont «des ronds points dans la tête». Ils ne savent par quel bout de chemin y aller, ils sont en attente et tout peut leur arriver, y compris de rester éternellement en stand by, à attendre et à oublier de vivre. Ils sont perdus au milieu de nulle part. Et ils ont la rage, ce sentiment si fort qui combine impuissance et désespoir.
Tous ces jeunes constituent la force et l’espoir de nos sociétés. Mais ça, c’est de la théorie, c’est ce qu’on raconte dans les beaux livres sur papier glacé. La réalité, c’est que cette jeunesse a des ronds points dans la tête et aucun panneau de signalisation sur la route, aucun agent pour organiser la circulation. Sans repères, quoi !
Une jeunesse comme ça peut devenir le pire cauchemar de nos sociétés.