Il y a plusieurs manières de considérer ce qui vient de se passer à Sebta. Chacun fait comme il sent, selon sa sensibilité…
Pour commencer, essayons d’évacuer très vite le volet politico-diplomatique de cette affaire. Parce qu’il y a des kilomètres de choses à expliquer. Mais, à la fin, tout n’est que cynisme.
Disons que le Maroc a laissé filer des milliers de migrants vers Sebta parce que, sans rentrer dans trop de détails, l’Espagne et l’Europe le prenaient de haut. Pour se faire respecter, le royaume a utilisé l’une de ses cartes les plus sensibles: celle du gendarme de la migration sud-nord.
En relâchant la valve de sécurité, et en inondant Sebta, qui est la porte sud de l’Europe, avec ces vagues de migrants non désirés, le Maroc dit: «Regardez toutes ces marées humaines qui peuvent vous envahir et que l’on passe notre temps à essayer de contenir, mesurez la portée de notre action et essayez de nous respecter!».
C’est la réponse du berger à la bergère. Tu me donnes un coup, je t’en donne un plus grand. Et tous les coups sont permis!
Pourquoi pas!
Mais, derrière le cynisme des Etats, comment ne pas s’arrêter devant ces images de gamins qui se jettent à la mer sous les yeux de leurs mères? Comment rester stoïques, froids comme la mort (ou la diplomatie internationale), devant les images de ces gamins à peine pubères escaladant les murs comme s’ils fuyaient le feu?
Bien entendu, ces images de détresse et de misère humaine sont destinées à faire frémir l’Espagne et l’Europe, terrifiées à l’idée d’accueillir malgré elles autant d’êtres désespérés. Le but est justement de leur faire comprendre que cette misère humaine peut à tout moment devenir leur problème (et quel problème!), même si cette misère prend racine au Maroc et dans le reste des pays au sud de la Méditerranée.
Nous produisons cette misère, d’accord. Mais à partir du moment où on vous l’exporte, et elle ne demande qu’à s’exporter, notre problème deviendra le vôtre. Démerdez-vous!
Pour simplifier, c’est cela le message.
Loin de ces calculs géopolitiques, et à une échelle infiniment plus modeste, pour ne pas dire insignifiante, qui est la mienne, je vois quant à moi, simple citoyen du Maroc et de ces terres au sud de l’Europe, des images à la symbolique insoutenable. Je vois des gamins que leurs mères poussent à la mort. «Partez, partez, vous avez une chance sur mille d’y arriver, mais tentez-la. Et tant pis si vous mourez!».
Ces gamins sont en âge de rêver, d’aller à l’école, de jouer, de s’amuser, et de croire qu’ils peuvent changer le monde. Au lieu de cela, ils se jettent à l’océan ou partent à l’assaut de murs infranchissables, sans se cacher, comme s’ils n’avaient déjà plus rien à perdre. Comme s’ils étaient déjà morts. Morts avant d’avoir vécu, avant d’avoir eu le temps de rêver.
Quel choc!
Cette détresse, cette misère, en un mot ce cauchemar est bien le produit de notre société. Ce n’est pas le laxisme de la police aux frontières qui l’a créé. Et ce n’est pas la réconciliation avec l’Espagne ou l’Europe, un jour ou l’autre, qui va le faire disparaître.
Notre société a créé un monstre. Et, comme le docteur Jekyll avec son mister Hyde, elle finira bien par l’affronter. A ses risques et périls!