J’ai entendu pour la première fois le nom du rappeur ElGrandeToto lors du visionnage d’une vidéo YouTube (datée de novembre 2021) sur la participation du ministre de la Culture, Mohamed Mehdi Bensaïd, à une émission matinale sur Hit Radio, le «Morning Show». Un ministre de 38 ans détendu, souriant et répondant à toutes les questions.
A la fin de l’émission, l’animateur lui a fait écouter des extraits de chanson et le ministre devait trouver le nom du compositeur. Trois chansons, trois bonnes réponses. Il a trouvé le nom de Manal (assez connue), 29 ans, et ceux de deux chanteurs de rap que je ne connaissais pas: 7-Toun (lire Sebaâtou), 35 ans, et ElGrandeToto, 26 ans. Bravo! Un ministre branché et connecté.
Ma culture musicale avait besoin d’être actualisée. Mon Toto à moi n’était que ce sympathique personnage des blagues. Un peu cancre et faussement idiot, mais d’une redoutable logique! Quand la maîtresse en classe lui demande de donner le nom d’un mammifère sans dents, Toto répond «C’est Pappy, mon grand-père!». Quand elle lui demande «Il pleuvait, c’est quel temps?», Toto répond «Un sale temps!».
Un artiste «légitime»Une mise à niveau musicale s’imposait! Mon choix s’est porté sur ElGrandeToto (Taha Fahssi)! J’ai écouté trois de ses tubes: Mghayer (78 millions de vues sur YouTube), Haram (38 millions de vues) et Pablo, en référence au Colombien Pablo Escobar (31 millions de vues).
Mghayer est portée par la voix grave autotunée de Toto. Des sonorités presque caverneuses et d’une grande mélancolie sur une mélodie efficace. Un langage mêlant la darija au «franglais». Toto évoque la mémoire de sa mère disparue. Le mal-être d’un jeune désœuvré, accro au cannabis et autres substances. Beaucoup d’attentes et de rêves, mais pas de moyens. «Je ne fais que me noyer dans mes rêves», dit-il.
Une grande sincérité émane du «texte». ElGrandeToto restitue un «univers», auquel les jeunes (filles et garçons) peuvent s’identifier. Surtout à cet âge critique où l’individu n’est ni enfant, ni adulte! Mghayer évoque un «mal-être» existentiel que peut ressentir un jeune partout dans le monde. Et ce, au-delà de sa condition sociale ou matérielle ou de toute addiction!
Le rap est loin de mes goûts musicaux. Mais j’étais obligé de reconnaître qu’ElGrandeToto est un artiste «légitime» et créatif. Porté par un succès et une popularité indiscutables, il a des millions de fans, pas nécessairement des «addicts», de toutes générations et catégories sociales.
Sur la plateforme de musique Spotify, il compte près de 19 millions d’écoutes mensuelles et sa chaîne YouTube compte 2,71 millions d’abonnés, avec près de 431 millions de vues.
Force est aussi d’admettre que le thème du cannabis dans les chansons de Toto reste inscrit dans la logique de la création poétique du rap. Un ressenti qui émane d’une profonde tristesse et d'un mal-être qu’il essaie de sublimer par son art. Taha Fahssi ne sera ni le premier, ni le dernier de ces artistes dépendants à telle ou telle substance. Ils existent dans toutes les cultures et sont de tous les siècles!
Mais lorsque Toto a décidé de faire sortir le thème de la drogue de ses chansons pour en faire un «discours incisif et tranché» devant des journalistes ou lors de sa présence sur scène (hors du contexte de la prestation musicale) en haranguant les foules comme un «tribun»… là, le charme a été rompu. Il a commencé à devenir quelque peu déroutant et même inquiétant, y compris pour un grand nombre de ses fidèles, dont plusieurs ont estimé qu’il avait dérapé.
Le jour où tout basculaLors de sa rencontre avec la presse avant le concert, organisée par le ministère de la Culture dans le cadre du festival de musique de Rabat, capitale de la culture africaine (du 22 au 24 septembre 2022), il a parlé cash. Il a revendiqué être un consommateur de cannabis, y compris au sein de sa famille. «Eh oui, nous fumons le cannabis, et après…», et autres affirmations péremptoires.
Tout cela dit «les yeux dans les yeux», avec en arrière-plan des logos, dont celui du ministère qui finance le concert. Et bien après, en soirée, lorsqu’il est monté sur la scène de l’espace OLM, il a remis une autre couche sur le cannabis. Apparemment en «pilotage automatique», il s’est aussi lâché en des mots obscènes et confus devant un public estimé à 170.000 personnes. Il a feint d’oublier que la consommation du cannabis au Maroc relève toujours du délit.
A partir de là, tout est parti en vrille. Une énorme controverse. Le gouvernement a été très gêné par cet imprévu. Le porte-parole de l’exécutif, Mustapha Baitas, a estimé que l’attitude du chanteur était inacceptable et que ses propos portaient atteinte à la morale publique. L’intervention de Baitas est claire. Il a dénoncé les «déclarations» du rappeur et n’a, à aucun moment, remis en question ou jugé son art ou sa musique.
De son côté, l’organisateur, le ministre de la Culture, a estimé qu’il ne peut être tenu responsable des «mots» du rappeur, affirmant que le ministère n’exerce pas de censure sur les artistes. Mais, «en tant que père, je n’accepte pas les atteintes à la pudeur ou encore des propos indécents dans l’espace public», a-t-il dit.
On n’insistera pas sur les autres réactions d’autres formations politiques, indignées, mais souvent «intéressées», chez lesquelles tout a été mélangé. Ni sur celles des tartuffes démagos populistes qui attendaient l’occasion de taper sur l’univers rap, hip-hop, metal et aussi le festival L’Boulevard. Certains ont même osé lier le dérapage à la légalisation médicale du cannabis.
La controverse est surtout née du fait que c’est un spectacle subventionné par l’Etat, qui appartient à tous et qui protège les valeurs consensuelles qui soudent la collectivité. Et personne de sensé ne voudrait transformer une «fête» en une démarche pour «remonter» une partie de la société contre une autre. Le Maroc évolue à son rythme avec d’importantes avancées sociétales, mais la société connaît des pesanteurs. Tout est en maturation.
Probablement «enivré» par sa popularité et son succès, le jeune rappeur a semblé considérer cette invitation par un département ministériel comme une «consécration» qui lui aurait conféré une sorte de «blanc-seing» pour tout dire. Dans ce cas, ce serait de sa part une vision immature des choses.
Déjà, ses chansons, que personne ne censure, peuvent être considérées comme une «contribution» à ce débat autour du cannabis récréatif et sa dépénalisation. Il aurait dû en rester là! Mais quand un artiste, dans une société marquée par des pesanteurs, devient producteur de «slogans» et assène des «points de vue» péremptoires qui auraient dû rester dans sa sphère privée, il se disperse et brouille à la fois son message artistique et son image. En quittant le champ de la création artistique, ELGrandeToto est sorti de son rôle. Et là, ce fut son erreur.