À chaque rentrée scolaire au Maroc, une controverse revient comme un leitmotiv: celle des libraires indépendants face aux écoles privées qui, malgré les interdictions, persistent à vendre directement les manuels scolaires ou à imposer aux parents des circuits d’achat fermés. Ce conflit, qui dure depuis plus de deux décennies, illustre à lui seul les fragilités structurelles du secteur du livre dans le pays, mais aussi l’absence de volonté politique pour trancher un problème qui impacte à la fois l’économie, la culture et la confiance des familles envers les institutions éducatives.
Les circulaires du ministère de l’Éducation nationale sont claires. Elles interdisent aux établissements privés de se substituer aux libraires dans la distribution des manuels scolaires. Pourtant, sur le terrain, ces textes demeurent lettre morte. Les écoles privées, en particulier dans les grandes villes comme Casablanca, Rabat, Tanger ou Fès, continuent d’écouler elles-mêmes les manuels ou d’imposer aux parents de passer par des librairies partenaires soigneusement désignées.
Une école privée vend les manuels et fournitures scolaires sous forme de pack directement aux familles
Le constat est connu et documenté depuis longtemps, mais aucun dispositif de contrôle effectif ni sanction dissuasive n’ont été mis en place. Les acteurs de la filière du livre dénoncent une complicité silencieuse des autorités, qui se contentent de rappeler la règle sans jamais la faire respecter. «Leur mission est d’éduquer, pas de faire du commerce», insiste Hassan El Kamoun, président de l’Association des libraires indépendants du Maroc (ALIM), qui regrette que les établissements transforment une obligation pédagogique en activité lucrative. «L’absence de mesures coercitives, comme la fermeture administrative d’écoles récidivistes ou des amendes substantielles, explique que la pratique se perpétue année après année», ajoute-t-il désemparé.
Casablanca, capitale de la vente parallèle
La capitale économique concentre une grande partie du problème. Casablanca, mégapole de près de dix millions d’habitants, est le cœur de l’enseignement privé au Maroc. C’est là que les dérives sont les plus flagrantes. Presque toutes les écoles de la ville ont mis en place des circuits fermés, empêchant les parents d’exercer librement leur choix d’achat. Or, la rentrée scolaire constitue pour les librairies un moment crucial, représentant environ 60% de leur chiffre d’affaires annuel. Quand les établissements captent ce marché, les libraires se retrouvent brutalement privés de leur principale source de revenus. Beaucoup ne s’en remettent pas.
Une enquête interne menée par l’ALIM a révélé un chiffre inquiétant: il n’existerait pas plus de 80 librairies dans tout le pays, dont à peine 47 qui répondraient aux standards internationaux en termes d’organisation, de diversité de l’offre et de qualité du service. Pour un pays qui compte plus de 40 millions d’habitants, ce nombre est dérisoire et témoigne de la fragilité de tout un secteur.
Mais l’exclusion des libraires du marché des manuels scolaires n’est que la partie visible de l’iceberg. En réalité, ce qui se joue derrière les murs des établissements privés est un système plus opaque, nourri par des arrangements financiers, des commissions et parfois des pratiques de corruption assumées.
Corruption et adoption conditionnée des manuels
Hassan El Kamoun dénonce: «Plus de 60% des manuels adoptés dans ces écoles sont prépayés». Concrètement, des éditeurs ou distributeurs versent des sommes à certains directeurs ou inspecteurs pour influencer le choix des manuels, non pas en fonction de leur qualité pédagogique, mais de l’intérêt financier qu’ils représentent.
Ce mécanisme entraîne une instabilité chronique: des manuels peuvent être changés d’une année à l’autre, sans justification éducative, simplement parce qu’un autre fournisseur a proposé une meilleure «enveloppe». Les libraires sont alors pris au piège. Ils commandent des stocks importants en prévision de la rentrée, mais se retrouvent du jour au lendemain avec des invendus, impossibles à écouler. Le président de l’association affirme perdre chaque année entre 100.000 et 120.000 dirhams, faute de pouvoir revendre des ouvrages devenus inutiles ou de les retourner aux distributeurs.
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Cette impossibilité de retour est d’ailleurs une autre spécificité du marché marocain. Dans la plupart des pays, le droit de retour constitue une règle fondamentale qui protège les libraires. Un ouvrage qui ne trouve pas preneur peut être renvoyé à l’éditeur ou au distributeur, évitant aux commerçants de supporter seuls le risque économique. Au Maroc, rien de tel. Les fournisseurs refusent cette pratique et les libraires sont contraints d’assumer intégralement les pertes. «Nous sommes peut-être le seul pays au monde où les retours ne sont pas acceptés», regrette notre source. Cette situation aberrante aboutit chaque année à la destruction de stocks entiers, au gaspillage d’ouvrages neufs et à des pertes financières qui fragilisent encore davantage des commerces déjà en difficulté. Beaucoup de libraires envisagent sérieusement de changer de métier, faute de perspectives viables.
Ce déséquilibre structurel ne se limite pas aux professionnels du livre. Il touche aussi les familles, qui se retrouvent dans une position de plus en plus inconfortable. Contrairement aux écoles de mission étrangères (française, belge, américaine ou espagnole) qui publient la liste des manuels dès le mois de juin, permettant aux parents de s’organiser et de comparer les prix, les établissements privés marocains attendent souvent le mois de septembre pour dévoiler leurs choix. Or, ces listes s’accompagnent fréquemment de l’obligation d’acheter auprès de l’école elle-même ou d’une librairie partenaire. Les parents découvrent donc, à la dernière minute, qu’ils n’ont pas de marge de manœuvre et qu’ils devront payer le prix imposé.
Un secteur à l’agonie
Pour l’association, il s’agit d’un véritable chantage à grande échelle. Déjà confrontées à des frais de scolarité élevés, les familles voient ainsi leur liberté de consommation bafouée et leur budget grevé par des coûts supplémentaires difficilement contestables.
Cette accumulation de pratiques illégales et abusives met en lumière un autre problème, plus profond: l’inaction des pouvoirs publics. Les libraires ont multiplié les démarches auprès des ministères concernés, notamment la Culture et l’Éducation nationale. Des réunions ont eu lieu, des doléances ont été transmises, mais aucune mesure concrète n’a suivi. Les circulaires se répètent, les constats s’empilent, et le statu quo demeure. Pendant ce temps, le secteur du livre s’affaiblit.
La comparaison avec d’autres pays voisins est édifiante. L’Algérie, la Côte d’Ivoire ou le Bénin se sont dotés depuis plus d’une décennie de lois claires encadrant le livre et sa distribution. Ces textes, souvent inspirés du modèle français, fixent les règles du jeu, protègent les libraires et garantissent un accès équilibré au livre. La France, avec la loi Lang de 1981 sur le prix unique du livre, a réussi à maintenir un réseau dense de 25.000 librairies, réparties sur tout son territoire. Au Maroc, faute de législation, les librairies plafonnent à 80, concentrées principalement dans les grandes villes, laissant des pans entiers du territoire sans aucun point de vente dédié à la culture écrite.
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C’est précisément pour combler ce vide que l’Association des libraires indépendants du Maroc a vu le jour en 2018. Depuis sa création, elle milite inlassablement pour une loi nationale sur le livre. Ses revendications sont claires: faire respecter l’interdiction de vente directe des manuels par les écoles, reconnaître officiellement le droit de retour des invendus, réguler les relations entre importateurs, distributeurs et libraires, et surtout prévoir des sanctions fermes contre les établissements qui transgressent les règles. L’association estime qu’avec un cadre juridique solide et une application rigoureuse, le Maroc pourrait rapidement passer de 80 librairies à 500, offrant ainsi une couverture nationale plus équilibrée et un accès démocratisé au livre.
L’enjeu dépasse la simple survie économique de quelques commerçants. C’est tout l’écosystème du livre et, au-delà, la formation culturelle des nouvelles générations qui est en jeu. Les librairies ne sont pas seulement des lieux de vente: elles jouent un rôle essentiel dans la diffusion de la lecture et dans la construction d’un rapport vivant au savoir. Leur disparition progressive accentuerait le déclin de la lecture dans un pays où les enquêtes révèlent déjà des taux préoccupants de désintérêt pour le livre. La concentration du marché entre les mains de quelques établissements privés, guidés par des intérêts financiers à court terme, ne peut qu’appauvrir la diversité de l’offre et fragiliser la qualité de l’éducation.
À la veille de chaque rentrée, le même scénario se répète. Les écoles privées imposent leurs circuits, les familles paient le prix fort, les libraires protestent et les autorités ferment les yeux. La colère grandit mais l’issue semble toujours repoussée. Tant que le législateur n’interviendra pas pour trancher, le cercle vicieux continuera de se reproduire. Le président de l’association prévient: sans loi claire, le Maroc risque non seulement de perdre ses libraires, mais aussi de creuser un fossé culturel et éducatif dont les conséquences se feront sentir sur plusieurs générations.
















