C’est quelqu’un de très proche, haut cadre dans une grande entreprise de Casablanca, qui m’apprend hier qu’il doit partir à la retraite: il vient d’atteindre ses soixante ans. Or l’homme est parfaitement en forme physiquement et psychiquement, il déborde d’activité et fait montre d’un esprit d’initiative qui n’a pas faibli d’un iota depuis des décennies. Mais c’est la loi, paraît-il: on part à soixante ans. Rompez !
Je dois avouer que cette nouvelle m’a plongé dans la perplexité. Est-il normal qu’un pays comme le Maroc, qui est en train de s’industrialiser, qui mobilise toutes ses forces dans cette perspective dont dépend son avenir, condamne à l’oisiveté des hommes qui ne demandent qu’à continuer d’apporter leur expérience et leur force de travail à son développement ?
On me dira: mais c’est une conquête du mouvement ouvrier, arrachée de haute lutte ! D’accord mais l’âge du départ est-il sacro-saint ? Pour comprendre comment tout cela a évolué, et pourquoi il n’est pas aberrant d’y toucher, il faut remonter dans l’Histoire. C’est l’Allemagne de Bismarck qui a inventé la sécurité sociale. Eh oui ! Dans nos souvenirs de lycée, Otto von Bismarck (1815-1898) est ce «chancelier de fer» issu de la noblesse prussienne qui imposa l’union de l’Allemagne autour de la Prusse militarisée et fit la guerre à Napoléon III, qu’il battit à plate couture. On oublie souvent que c’est lui qui a imaginé, à la fin du XIXe siècle, la protection sociale contre la maladie et les accidents de travail et surtout qui a inventé la toute première «retraite», en 1889. Les Allemands étaient ainsi dotés d’un système complet d’assurance sociale. Bien sûr, les motivations de Bismarck étaient surtout politiques: il fallait concurrencer les mouvements syndicaux et socialistes naissants en améliorant les conditions de vie des ouvriers. Mais bon…
Ce qui nous intéresse ici, c’est la question suivante: pourquoi Bismarck fixa-t-il l’âge de la retraite, comme il le fit, à soixante-dix ans ? La réponse est simple (et cynique): à cet âge-là, tout le monde, ou presque, était mort. Plus précisément, 2% seulement des ouvriers atteignaient soixante-dix ans à l’époque du chancelier de fer. Exemple (ironique), l’autre grand Allemand de l’époque, Karl Marx, n’atteignit jamais l’âge de la retraite bismarckienne: il s’en fallut de cinq ans… On voit donc que l’idée fondamentale était qu’il fallait travailler, en principe, toute sa vie et que seuls les cas extravagants de longévité étaient pris en charge…
Par la suite, au 20e siècle, l’allongement de la durée de vie et l’abaissement de l’âge du départ à la retraite (sous la pression du mouvement ouvrier) ont créé mécaniquement une brèche béante, ce troisième âge où on est payé à ne rien faire, ou plutôt à jouir de la vie. Tant mieux ! On ne va pas cracher là-dessus… Mais faut-il que cela devienne un dogme ? Ne peut-on pas introduire plus de flexibilité là-dedans ? Aux États-Unis, où la flexibilité est de règle, le sénateur James Strom Thurmond a pris sa retraite à 101 ans... Ici, aux Pays-Bas, la retraite est à 67 ans. Dans les deux cas, il s’agit de pays beaucoup plus riches que le Maroc. Comment celui-ci peut-il s’accommoder d’un départ à la retraite à soixante ans ? Comment finance-t-il cela ?
Je n’ai pas la réponse. Peut-être l’avez-vous ?