Un petit cours d’économie en ces temps d’inflation

Fouad Laroui.

ChroniqueL’économie n’est pas une matière si facile qu’on puisse en parler sans l’étudier; et pour ceux qui veulent se faire une idée de la nocivité du contrôle des prix, méditez ce qui s’est passé au Bengale en 1770…

Le 18/09/2024 à 10h59

Je n’ai jamais parlé de dermatologie, d’assyriologie ou de psychanalyse lacanienne dans ces augustes colonnes. Pourquoi? Parce que je n’y connais rien. Je n’ai aucune légitimité pour traiter de ces sujets, donc je n’en traite pas. Cette attitude est d’ailleurs celle de la plupart de mes confrères éditorialistes.

Pas tous, malheureusement. Et entre tous les sujets de discussion, il y en a un sur lequel beaucoup de gens font l’erreur de parler avec autorité, alors qu’ils commettent des erreurs élémentaires: c’est l’économie.

Si tout un chacun s’estime (à tort) compétent dans ce domaine, c’est parce qu’il s’agit de choses de la vie courante, auxquelles nous sommes confrontés en permanence. L’inflation? Il suffit d’aller faire son marché pour constater que les prix de la viande rouge ou des tomates augmentent. Le chômage? Il touche, hélas, beaucoup de gens autour de nous. La balance commerciale? Tout le monde sait ce qu’est une balance, non? On voit trôner celle de Roberval sur le comptoir du hanout. Et puis, il est évident qu’une balance doit être positive, non? (En fait, non: une balance commerciale négative n’est pas nécessairement une mauvaise chose, surtout quand la balance des paiements est en équilibre.)

Cela dit, si l’inflation, le chômage ou la monnaie sont des concepts que chacun peut comprendre, cela ne veut pas dire qu’on en comprend les rapports. Or la science, si elle commence par des définitions, n’est vraiment science que quand elle traite des rapports, si possible quantifiés, entre les concepts définis. Et ça, ce n’est pas évident. Il faut vraiment se plonger dans des études approfondies et sérieuses pour les comprendre.

Il y a d’ailleurs un autre écueil, spécifique à l’économie: ce n’est pas (tout à fait) une science exacte. En électromagnétisme, les équations de Maxwell sont ‘vraies’, partout et en tout temps. Même chose pour la combustion de l’oxygène ou la réaction thermonucléaire. Une fois qu’on en a l’expression mathématique, la messe est dite, on ne revient plus là-dessus et on avance. Mais pour l’économie, les choses ne sont pas aussi claires. On est dans une zone grise où une ‘loi’ peut être valable ici, mais pas là, à une époque, mais pas à une autre. L’exemple classique est celui de la courbe de Phillips, qui illustrait la relation inverse entre le taux de chômage et l’inflation. Cette courbe fut améliorée par le prix Nobel Modigliani; et pourtant, cette relation entre taux de chômage et inflation n’est plus observée empiriquement aujourd’hui…

Bref, si j’ai remis aujourd’hui ma toge de professeur d’économie, c’est parce qu’un ami que j’estime beaucoup a récemment plaidé pour la mise en place d’un contrôle des prix au Maroc pour faire face au fléau de l’inflation. Ça semble logique, raisonnable, imparable, n’est-ce pas? Et pourtant (je passe à la ligne pour souligner ce que je vais avancer)…

… et pourtant, cela fait 4.000 ans (!) que le contrôle des prix ne fonctionne pas.

On peut visiter, à quelques kilomètres au nord-est de Bagdad, les ruines de l’ancienne cité-État d’Eshnunna. On y a trouvé des tablettes cunéiformes qui montrent que cette ville mésopotamienne vieille de 4.000 ans tentait de fixer les prix des marchandises («Un kor d’orge vaut 1 cicle d’argent, autant que 3 qa de la ‘meilleure huile’», etc.) Ces tables précèdent de quelques siècles le code d’Hammourabi, ce célèbre document de l’antique Babylone qui contenait un système tarifaire minutieux: ça n’a pas empêché le premier empire babylonien de s’effondrer. Depuis, de multiples tentatives montrent que le contrôle des prix ne fonctionne pas.

Pourquoi?

Voici une leçon de l’Histoire. Quatre siècles avant J.-C., Athènes avait mis en place un ensemble de réglementations sur la production agricole et le commerce, avec des ‘inspecteurs des céréales’ chargés de faire respecter les prix fixés par le gouvernement. Les contrevenants encouraient… la peine de mort! Sept siècles plus tard, Rome tenta de mettre en place un système de contrôle des prix à une échelle encore plus grande. L’empereur Dioclétien fixa un prix maximum pour tout: les œufs, la viande de bœuf (ça ne vous rappelle rien, en ce qui concerne notre beau pays?) et même… les vêtements. Là aussi, la peine encourue par ceux qui ne respectaient pas ces édits était la mort. (Le président algérien n’a rien inventé.) Et pourtant, dans le cas d’Athènes comme dans celui de Rome, ça ne marcha pas. Pourquoi? Parce que les producteurs n’apportaient plus rien au marché, ne pouvant plus en tirer ce qu’eux-mêmes estimaient être le juste prix.

Même chose dans l’exemple suivant:

En 1770, il y eut une terrible famine au Bengale, alors colonie britannique. Plus de 10 millions (!) de personnes moururent de faim. Adam Smith, dans son classique La richesse des nations (1776), expliqua ce qui s’était passé. Ce fut le contrôle des prix qui transforma une pénurie de nourriture en une véritable famine: «La sécheresse aurait provoqué une simple disette, mais des règlements inappropriés la transformèrent en famine. Lorsque le gouvernement, pour remédier à une disette, ordonne à tous les paysans de vendre leur maigre récolte de riz ou de maïs à bas prix, il se passe deux choses: ou bien ils n’apportent pas leur récolte au marché (d’où une famine même en début de saison); ou bien, ils l’apportent et la vendent au prix bas fixé artificiellement -et alors le peuple consomme si rapidement le peu de céréales disponibles (au lieu de se restreindre) qu’il s’ensuit une famine avant la fin de la saison.» Famine dans tous les cas, donc.

Et c’est ainsi qu’il faut comprendre la question des prix. Ce sont des signaux qu’il faut interpréter (ils disent quelque chose de l’offre et de la demande) et non pas fixer.

Je m’arrête ici pour ne pas être trop long. Je conclus en répétant que l’économie n’est pas une matière si facile qu’on puisse en parler sans l’étudier; et pour ceux qui veulent se faire une idée de la nocivité du contrôle des prix, méditez ce qui s’est passé au Bengale en 1770. Dix millions de morts, ce n’est pas rien…

Par Fouad Laroui
Le 18/09/2024 à 10h59