Un film contemporain de nos angoisses

Tahar Ben Jelloun.

ChroniqueProduit par Michèle et Barak Obama, rejoints par Julia Roberts en tant qu’actrice et productrice, ce film est à voir absolument en groupe ou en famille, parce qu’il suscite des débats, des questionnements et de l’angoisse.

Le 18/12/2023 à 11h01

«Le Monde après nous» est un film qu’on peut voir actuellement sur la plateforme Netflix. Film rare, puissant, d’une beauté époustouflante avec une mise en scène qui n’a rien à envier aux chefs-d’œuvre d’Alfred Hitchcock. Le réalisateur s’appelle Sam Esmail et le scénariste Rumaan Alam. D’après ces noms, ils seraient d’origine arabe, ce qui n’est pas négligeable, loin de là.

Produit par Michèle et Barak Obama, rejoints par Julia Roberts en tant qu’actrice et productrice, ce film est à voir absolument en groupe ou en famille, parce qu’il suscite des débats, des questionnements et de l’angoisse.

Sujet simple: une famille de la classe moyenne américaine quitte New York pour passer un week-end dans une maison louée au bord de la mer à Long Island.

Les paysages sont limpides (le travail du chef opérateur est exceptionnel), l’air est propre, la forêt jouxte la plage. Quant à la maison, elle est hyper moderne, avec une architecture de haute technicité à la mode.

Le couple et ses deux enfants sont ravis. Enfin, ils sont loin de l’enfer new-yorkais. Venus pour se reposer, ils sont heureux. Mais voilà que tard dans la nuit, on sonne à la porte vitrée. Un homme en smoking et sa fille se présentent. Ils sont noirs. Ils disent, calmement, que c’est leur maison. La preuve, l’homme possède la clé du frigo où se trouve l’alcool.

Le couple est interloqué. Les visiteurs s’installent et commencent une discussion absurde. Ils acceptent de dormir dans le sous-sol.

Le matin, un immense cargo pétrolier s’est échoué sur la plage. Il avançait comme s’il était téléguidé pour écraser tous les baigneurs.

En se promenant dans la forêt, on découvre les cadavres de voyageurs dont l’avion s’est crashé là. Incompréhension. Les télécommunications sont toutes en panne. Pas de téléphone, pas de télévision. Les occupants de la maison sont perdus et, n’ayant aucune information, ils sont dans le brouillard et la peur.

Sans vous raconter tout le scénario -diabolique-, on comprend qu’il s’agit d’une guerre déclarée par des hackers, probablement d’un pays musulman. Un avion lance des étiquettes rouges avec, écrit en arabe, «Mort à l’Amérique».

De là à penser que l’Amérique subit les conséquences de ce qu’elle a fait en Irak, en Afghanistan et dans d’autres États arabes, il n’y a qu’un pas. Le visiteur noir semble le penser.

Ce qui est terrible dans le film, c’est qu’il avance comme une histoire banale, plausible. Des moments de poésie surgissent, par exemple l’apparition de cerfs face à la maison louée, ou encore des flamants roses qui envahissent la piscine puis s’envolent quand un bruit strident s’abat sur le territoire.

Les personnages sont prisonniers d’un périmètre bloqué. La route est fermée par des milliers de voitures Tesla qui roulent sans conducteur et viennent s’entasser les unes sur les autres.

Renseignement pris: le réalisateur est d’origine égyptienne. C’est un Américain qui a déjà signé des réalisations importantes comme la série «Mr Robot». Quant au scénariste, c’est un écrivain américain dont les parents sont des immigrés du Bangladesh.

Ces deux artistes, certes possédant une carte d’identité américaine, sont aussi des étrangers. Leurs origines comptent dans leur travail de création.

La fin du film reste ouverte. Elle invite au débat. Pourquoi? Comment? Et si c’était vrai? On sait qu’une panne informatique est vite arrivée. Nous sommes tellement prisonniers de nos connexions, que lorsqu’elles s’éclipsent, nous sommes incapables de faire quoi que ce soit. Notre mémoire ne travaille presque plus.

Alors, imaginez des petits génies installés derrière leurs ordinateurs, en Inde ou au Bangladesh, en train de perturber les programmes des avions, des trains, des navires, etc. C’est une sorte de guerre dont les auteurs sont invisibles, inconnus, et qui prennent l’habit du destin.

Le fait que les Obama aient lu le roman de Rumaan Alam et aient décidé de le faire adapter pour le cinéma est un acte politique, mieux qu’un discours sur les dangers qui menacent la planète. On se souvient du documentaire d’Al Gore, ancien vice-président des États-Unis, sur la catastrophe qui nous attend si on n’arrête pas de salir la planète. Le film produit par Obama est d’une efficacité bien plus forte.

Là, on assiste au désespoir d’une adolescente qui ne peut pas voir la suite de son feuilleton dont elle est addict, «Friends». Quant aux parents, ils ne savent quoi répondre à leur garçon qui se met à perdre ses dents les unes après les autres, sans raison.

Film magnifique, certes anxiogène, mais qui fait réfléchir, ce qui est une bonne chose par les temps qui courent. Une simple touche informatique est capable de faire venir la fin du monde sur un territoire donné. Il y a de quoi craindre le pire.

Le romancier a confié au magazine Variety:

«L’essentiel à considérer, c’est que le livre se termine par un point d’interrogation. Je ne sais pas ce qui va arriver à Archie. La vérité est que je ne sais pas. C’est quelque chose que j’ai entendu beaucoup dire par Sam, qu’il ne sait pas non plus. Mais ceci est suffisamment ouvert pour devenir quelque chose qui est la propriété de son public».

Ainsi, le film nous appartient et nous laisse dans l’incertitude. L’Amérique a commis des crimes durant toute son histoire, à commencer par l’extermination des Indiens (voir le superbe film de Martin Scorsese «Killers of The Flower Moon») et depuis le début de ce siècle, avec des innocents dans la prison de Guantanamo, avec l’invasion et la destruction de l’Irak, sans parler de son soutien absolu et permanent à l’État d’Israël qui est en train de massacrer les Palestiniens à Gaza et en Cisjordanie.

Le film, tourné bien avant la guerre actuelle contre les Palestiniens, insinue qu’il n’y aurait pas d’impunité, même si ce sont des innocents pauvres qui payent la note. Une justice sous forme de chaos global, où la fin de ce monde n’est plus une hypothèse lointaine ni impensable.

Par Tahar Ben Jelloun
Le 18/12/2023 à 11h01