Nous sommes le dimanche 26 mai et il est vingt heures à Meknès. Les rues menant à l’enceinte de la Meaara du Mellah Al Qdim (le cimetière de l’ancien Mellah) s’animent peu à peu. Des familles entières, des jeunes et des moins jeunes, convergent vers le cimetière où reposent les grands sages… actant le début de la Hilloula des tsadikim (saints).
Serge Berdugo, secrétaire général du Conseil des communautés israélites du Maroc, se tient près de l’entrée du cimetière, accueillant chaleureusement les convives vêtus de leurs plus beaux vêtements. Les murmures de bienvenue et les accolades fraternelles résonnent dans l’air frais du soir: «Nous voici réunis ce soir à Meknès dans un lieu chargé d’histoire créé en 1679 sous le règne du sultan Moulay Ismaël et qui a reçu en son sein des tsadikim vénérés durant des générations, il ne sera désaffecté qu’à la fin des années 1920, tout en restant le lieu sacré abritant les grandes figures du passé où l’on célébrait les pèlerinages et les Hilloulot.»
Le pèlerinage de la Hilloula est l’une des traditions religieuses les plus originales du judaïsme marocain, avec le culte des saints qui trouve son origine séculaire dans l’influence arabo-musulmane des marabouts. «Cette fin de semaine, des Hilloulot sont organisées partout au Maroc de Ouazzane à Béni Mellal, en passant par Demnate, Taroudant, Ouarzazate, Agadir. Et il n’est pas étonnant que ces rassemblements réunissent des personnalités officielles, des concitoyens musulmans et des membres de la communauté juive venant de tous les coins du Royaume et de plusieurs pays étrangers pour partager ces moments de piété et honorer les 600 saints, célébrés pour leurs miracles», explique-t-il.
Et la Hilloula des tsadikim est sans aucun doute l’une des Hilloulot les plus spéciales pour les juifs d’origine marocaine puisqu’elle rend hommage à tous les sages reposant dans ce cimetière: «Nous avons saisi cette opportunité pour célébrer leur mémoire. Comme vous le savez, plusieurs de ces saints sont célèbres pour leurs écrits, sagesse et notoriété. L’année dernière, nous avons érigé le mur des Anciens, un mémorial qui nous permet de nous souvenir de nos aïeux et de toutes les personnes ayant influencé notre vie et façonné les plus belles pages du judaïsme marocain à Meknès.»
L’une des convives, Sarah, est venue de France pour participer à cette nuit de recueillement et de festivités. «Chaque année, nous attendons ce moment avec impatience. C’est une chance de se reconnecter avec notre héritage et de demander des bénédictions pour l’année à venir», dit-elle, les yeux brillants d’émotion.
L'entrée du cimetière de l’ancien Mellah (A. Et-tahiry / Le360)
Arrivée depuis quelques jours, Sarah a pris le temps de redécouvrir Meknès. Elle s’est promenée dans les ruelles étroites du Mellah, le quartier juif historique, en écoutant les récits de son père sur les maisons et les familles qui y vivaient autrefois. «Mon père m’a montré la maison où il a grandi. C’était émouvant de voir cet endroit qui a tant compté pour lui», raconte-t-elle.
Pendant que Sarah revivait les souvenirs de son père, d’autres participants, qui, après avoir rendu hommage aux tsadikim (saints) se sont dirigés vers la tente caïdale dressée au milieu de la nécropole, partageaient également leur propre voyage de redécouverte et de reconnexion. Esther, née à Marrakech, est émue de revenir au Maroc. Ses yeux brillent alors qu’elle parle de son enfance et des souvenirs que ses parents lui ont transmis. «Nous avons quitté le Maroc assez tôt, mais mes parents m’ont transmis leur amour pour ce pays. Chaque soir, ils nous racontaient des histoires de leur jeunesse, de la vie à Marrakech, des fêtes joyeuses et des rituels sacrés. J’ai grandi avec ces récits, et aujourd’hui, je les raconte à mes enfants pour que cette flamme ne s’éteigne jamais», narre-t-elle.
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Pour Esther, «voir tant de gens venir de partout pour cette célébration est incroyable. Cela prouve que notre héritage est vivant et que notre histoire continue à travers nous et nos enfants». C’est également «un retour aux sources» qui lui permettait de raviver des souvenirs lointains. Son mari Eli, de la fameuse famille «Botbol», originaire de Fès, mais ayant vécu à Meknès depuis des décennies, se remémore encore des histoires que ses parents lui racontaient lorsqu’il était enfant: «Nos parents nous ont transmis l’amour du Maroc à travers des rites joyeux, conviviaux et empreints d’émotions. Mes enfants m’ont convaincu de venir, même si je ne l’avais pas prévu initialement. Meknès, c’est ma ville natale, une ambiance intellectuelle et paisible, associée à mon enfance et à toutes les langues que nous avons apprises simultanément: l’arabe, le français et l’hébreu.»
Les souvenirs d’Eli sont emplis de moments de joie et de partage. Il se rappelle des fêtes de famille, des cérémonies religieuses et des moments de convivialité qui ont rythmé son enfance. «Revenir ici, c’est comme retrouver une part de moi-même, de mon histoire personnelle et familiale. Voir mes enfants s’immerger dans cette culture, poser des questions et vouloir en savoir plus… c’est un sentiment indescriptible», relate-t-il.
«Un retour aux sources»
Ariel, lui aussi, ressent cette profonde connexion avec ses racines marocaines. «C’est ma première visite à Meknès, et je me sens submergé par l’émotion. Ce matin, j’ai visité pour la première fois le tombeau de mon grand-père et ceux de mes ancêtres. C’est la principale raison de ma venue, en plus de participer à la Hilloula. J’ai visité la maison de mes parents, qui est devenue une école avant de redevenir une habitation. Les habitants actuels nous ont chaleureusement invités à visiter le lieu», nous confie-t-il avant de s’installer à sa table pour déguster les mets traditionnels préparés pour l’occasion.
L’ambiance festive bat son plein. Les sons chaâbi et chgouri résonnent dans l’air nocturne, animés par les voix des musiciens et les applaudissements des convives. De tous âges, ils se laissent emporter par ces chansons, dansant et chantant ensemble sous les étoiles. Les rires fusent, et les pieds battent le sol en rythme. Et alors que la nuit s’avance, l’excitation monte d’un cran pour le moment tant attendu: la vente aux enchères des bougies. Sous la grande tente, les convives se rassemblent, les yeux brillants. Les fonds recueillis serviront à l’entretien du cimetière tout au long de l’année, jusqu’à la prochaine Hilloula.
Les enchères commencent, et les mains se lèvent avec enthousiasme. Les mécènes, animés par la ferveur de l’instant, rivalisent pour acquérir ces bougies sacrées. La soirée se poursuit avec un autre moment solennel et émouvant: la prière pour la famille royale. Les invités se lèvent, le silence retombe, et les rabbins récitent des bénédictions pour la santé et la prospérité du Souverain.