Portrait. Badr, l’irrésistible trajectoire d’un NEET

Le Maroc compte 1,5 million de NEET âgés entre 15 et 24 ans (Image d'illustration).

Badr a 23 ans. Vivant dans la banlieue casablancaise, il fait partie des 1,5 million de NEET que compte le Maroc, selon une étude du CESE. Voici son histoire, une accumulation de ratages et de déceptions aux allures de spirale infernale. Récit.

Le 02/06/2024 à 11h37

«NEET». Le terme, né au Royaume-Uni, a quelque chose de plaisant, presque «branché», entre l’acronyme tech et l’anglicisme tiré de la novlangue adolescente. Il n’en est malheureusement rien. Il désigne, certes dans une formulation technique aseptisée, cette catégorie de personnes qui ne sont intégrées dans aucun système éducatif, professionnel ou de formation.

«Not in education, employment or training» donc, et le Maroc en compterait 1,5 million, rien que parmi les jeunes âgés de 15 à 24 ans, selon une étude réalisée par le Conseil économique, social et environnemental (CESE), et dont la publication a fait sortir de ses gonds le Chef du gouvernement.

Mais laissons de côté les complaintes de Aziz Akhannouch, pour nous intéresser à ces NEET, véritable bombe sociale et économique sur laquelle est assis tout un pays. Qui n’en connaît pas dans son entourage familial, dans son voisinage ou parmi ses connaissances? Nous avons tous, un jour ou l’autre -voire tous les jours- croisé un NEET. Badr (prénom changé) en fait partie et, à 23 ans, il est sans le savoir le représentant parfait d’une catégorie que nos politiques semblent découvrir.

L’enfant-roi

Badr est né en 2001. Malika, sa mère, est la benjamine de ses trois soeurs, qui n’a jamais été loin à l’école ni appris un métier. Le père, lui, est commerçant de profession. Le couple filait des jours heureux quand Badr est venu égayer leur vie. Au sein de la grande et de la petite famille, l’enfant est l’objet de toutes les attentions.

Le tableau idyllique se déchire trois ans plus tard. Les parents divorcent et Malika revient vivre dans la grande maison familiale, dans un quartier populaire de Casablanca. Elle se met à la couture traditionnelle et personne ne manque de rien, tantes et oncles apportant chacun sa contribution pour entretenir la mère et son fils. Le père de Badr n’a d’ailleurs jamais failli à ses obligations, versant régulièrement une pension alimentaire, aussi modeste soit-elle, à son ex-épouse. Suffisante en tout cas pour payer l’école maternelle où Badr est inscrit, et où le garçon est perçu comme un enfant intelligent, à l’esprit vif et à l’apprentissage rapide.

À l’âge d’être scolarisé, il intègre une école publique. Et comme la plupart des bambins de son quartier, la rue est son principal espace de loisirs et de socialisation. Il y passe de plus en plus de temps, sans que personne ne trouve à y redire. Malika? Trop occupée par les tâches ménagères et les travaux de couture générateurs d’un maigre revenu. Les grands-parents? Trop âgés pour contenir l’énergie du diablotin. Quant au père, il a déjà une nouvelle famille, d’autres enfants à gérer. «Nous avons tous fini par nous lasser d’aller le chercher à des heures impossibles de la nuit et, en plus, nous avions aussi nos propres enfants à suivre», se souvient d’un ton amer l’un de ses oncles.

Et puis, il est malvenu de gronder cet «enfant-roi», déjà éprouvé par la vie, d’autant que son parcours scolaire ne connaît pas d’accrocs. Pas encore.

Décrochage scolaire consommé

Les choses commencent à mal tourner quand Badr rejoint le collège. L’adolescent qu’il est devenu est déjà incontrôlable. Première alerte à 13 ans: il fugue pendant deux jours… pour suivre son club de football préféré, en déplacement à Tanger, sans en aviser quiconque.

Côté études, la dégringolade est fulgurante. Badr redouble une première année, puis une seconde. Il finit par être renvoyé, sans même avoir décroché son brevet. Une tante se dévoue pour payer les mensualités d’un établissement privé. Sans résultat. Badr avait déjà goûté aux délices de l’école buissonnière et, désormais, les bancs de la vraie école lui insupportent. Il leur préfère les terrains de football improvisés, rêvant d’une clinquante carrière de joueur professionnel. Après deux nouvelles années d’échec, le décrochage scolaire est consommé.

Le décès du grand-père, dernier détenteur d’un semblant d’autorité, précipite les choses. En rupture avec l’école, il refuse catégoriquement de rejoindre une quelconque structure de formation. Les instituts de l’OFPPT, le «Takwin»? Pas assez bien pour lui. Un éventuel apprentissage auprès d’un artisan? Il est bien trop âgé, et surtout trop revêche.

L’illusion d’une carrière dans le ballon rond évaporée, celui qui n’est déjà plus un adolescent plonge dans l’alcool et les drogues. Sans perspective ni occupation, il passe le plus clair de son temps terré chez lui ou en compagnie d’amis du «derb», aussi désoeuvrés que lui.

La mère, éternelle pourvoyeuse

Malika, elle, se voyait réduite à une seule mission: lui fournir l’argent nécessaire pour sa drogue, sa bouteille et ses recharges téléphoniques. Elle et son fils deviennent des étrangers, ne partageant plus que la chambre qui leur était réservée dans la maison familiale.

Pour arriver à répondre aux besoins de son unique enfant, elle finit par se faire embaucher dans une unité industrielle, sans abandonner son activité parallèle de couturière. Après chaque journée de travail et une fois rentrée chez elle, elle a à peine le temps d’ôter sa jellaba avant de se remettre à l’ouvrage. Il faut bien multiplier les «heures supplémentaires» pour subvenir aux besoins, toujours plus pesants, du fils. Surtout que Badr, désormais imposant par sa taille, était devenu littéralement ingérable. À maintes reprises, il en était venu aux menaces de violence physique contre sa propre génitrice, sous le regard impuissant des oncles et de la grand-mère.

La descente aux enfers

Au rythme des mois, le jeune homme était devenu une sorte de paria au sein de la famille comme dans le quartier. À maintes reprises, ses proches ont bien tenté de voler à son secours, sans grand succès. L’un des oncles lui achète un triporteur pour le convertir au transport de marchandises. Le projet ne fonctionne pas: le tempérament colérique et bagarreur de Badr y est pour beaucoup.

Une tante lui avance de quoi installer un étal de fruits au bout du quartier. Capital et marchandises finissent pas passer par la rubrique «pertes et pertes». Le jeune homme dépensait plus que ce qu’il gagnait.

Un ami de la famille essaie de le «caser» dans des chantiers de bâtiment à Casablanca. Nouveau fiasco: Badr n’est pas de ceux qui se réveillent à l’aube et qui s’échinent à porter des briques et pousser une brouette sous le soleil. Et même quand il y consentait, c’est pour abandonner le chantier dès qu’il avait touché sa paie hebdomadaire. À quoi bon s’épuiser pour quelques billets, puisque Malika est là pour passer à la caisse? Mieux, elle était priée de quitter la chambre commune quand le fils y invitait sa petite amie.

Il y a environ de quatre ans, Badr a été arrêté et condamné à une peine de prison ferme pour avoir violenté sa dulcinée. Une nouvelle étape dans sa déchéance, et un nouveau calvaire pour sa mère, obligée de se déplacer régulièrement pour les visites à Oukacha, argent de poche obligatoire en sus.

Et qu’est-ce qui a changé depuis qu’il a quitté la prison? Rien, ou si peu. Sa mère continue de subvenir à ses besoins, s’inquiétant auprès de ses proches de ce qu’il allait advenir de son fils une fois qu’elle ne sera plus de ce monde. Ils n’osent probablement pas lui répondre que, NEET, Badr risque de le rester encore longtemps…

Par Mohammed Boudarham
Le 02/06/2024 à 11h37