Dans l’un de ses derniers essais, Amin Maalouf nous expliquait comment un événement survenu à l’autre bout de la Terre pouvait nous bouleverser et avoir un impact direct même sur nos petits gestes de la vie quotidienne. Surtout quand le point de départ se situe en Orient, particulièrement dans le pays dit du Levant…
Je connaissais cette règle pour l’avoir «testée», à mes dépens bien entendu, avant de lire Maalouf. Mon histoire commence au début des années 1980, au moment où le jeune président libanais, Bachir Gemayel, venait d’être assassiné. Il n’avait même pas 40 ans.
Cet assassinat allait provoquer un incroyable cycle de violences dont les ondes et les vagues allaient bouleverser le destin et la vie quotidienne de centaines de milliers de personnes, à l’autre bout du monde. Il y a eu le massacre de Sabra et Chatila, ensuite une série d’attentats et de «contre-attentats» dont le théâtre allait, au fil des mois, «migrer» vers l’Europe, plus particulièrement à Paris.
La capitale française connaît ainsi une vague d’attentats d’une rare violence, au mitan des années 1980. Et l’État français, en réaction, décide d’étendre l’obligation de visa à des dizaines du pays: dont ceux du Maghreb, évidemment toujours les premiers à payer les pots cassés.
J’ai eu l’honneur de figurer parmi les premières «promotions» de Marocains obligés d’obtenir un visa d’entrée en France et ailleurs en Europe. Ce fut une telle partie de plaisir…
Le premier jour, je me présente avec un ami d’enfance au moment de l’ouverture des bureaux du Consulat de France à Casablanca. Nous nous retrouvons au bout d’une queue interminable. A la mi-journée, les bureaux ferment et nous sommes des dizaines à rentrer bredouilles.
Le deuxième jour, on arrive aux aurores, les rues sont désertes et on ne croise que les fidèles, qui reviennent de la prière d’Al-Fajr. Mais la queue devant le consulat grossit à vue d’œil. Certains sont étendus sur des cartons et des matelas, preuve qu’ils avaient passé la nuit sur place.
Mais nous avons bon espoir. Nous sommes dans le peloton de tête, devancés «seulement» par 20 ou 30 personnes.
Au moment de l’ouverture des bureaux, coup de théâtre: les meneurs de la queue rangent leurs cartons et partent, cédant leurs places à de nouveaux arrivants, deux fois plus nombreux. C’étaient donc des «loueurs de places», et chacun vendait son «tour» à deux personnes à la fois…
On n’allait jamais y arriver: c’est ce que mon ami et moi nous sommes dits, dépités, ce jour-là. Le lendemain, il abandonna la partie et je revenais seul. Je me suis débrouillé pour obtenir mon précieux sésame, devinez comment?
Quant à mon ami, il venait de rater une inscription en France et sa vie a pris un tout autre chemin depuis… Voilà comment la grande histoire nous a rattrapés, lui surtout, depuis le lointain pays du Levant jusqu’à nos insignifiantes petites vies d’adolescents rêveurs et boutonneux…
J’ai pensé à ce joyeux souvenir en apprenant que l’Europe envisageait de numériser la procédure des visas. Finies les queues interminables et les humiliations, finies les nuits à la belle étoile? N’empêche, me diriez-vous: c’était et ça sera toujours mieux avant. Et ne riez surtout pas!